Citoyen à temps plein
Citoyen à temps plein

Réflexions

sur le travail

Temps libre vs. Temps vivre

J’ai un travail salarié de 3 jours par semaine. Je peux répartir ces heures de manière relativement flexible et même ajuster le rythme en fonction des périodes. Dans le milieu du conseil en management, en dehors des consultants autonomes, c’est une situation assez rare. Pourquoi? Les consultants en management sont-ils des individus qui, pour la grande majorité, préfèrent travailler 5 à 6 jours par semaine ou évoluent-ils dans un écosystème qui ne leur laisse pas véritablement la possibilité de choisir un rythme de travail différent?

Normalisation de l’idéal et du sens du travail

Quand j’ai commencé dans le milieu du conseil en management, mes camarades étudiants comme mes collègues de travail et mes supérieurs hiérarchiques m’ont tous dit que « dans ce milieu, on travaille 60 heures par semaine ». Aux dires de ces derniers, aucun employeur n’accueillerait positivement mes désirs de concilier d’autres activités en dehors de ce travail sauf si, bien entendu, je les faisais en dehors de mes heures de travail et que cela ne nuisait pas à la qualité de mon travail. Et beaucoup de mes amis et collègues choisissent d’ailleurs cette option même si à long terme certains inconvénients commencent à apparaître : épuisement physique ou mental, plus assez de temps pour se faire à manger correctement ou pour faire un minimum d’activité physique, etc.

Capture d'écran 2017-06-09 12.46.55.png

Aussi, la séduisante logique méritocratique du « travailler plus pour gagner plus » est, dans la pratique, plutôt paradoxale. En effet, à observer ceux qui travaillent dans des milieux où le nombre d’heures de travail exigées est important, les bénéfices qu’ils affichent fièrement pour justifier cet investissement sur-humain, lorsqu’ils sont mis en perspective, sont en réalité discutables.

Gagner 70-80 000$ pour un jeune professionnel, c’est économiquement satisfaisant mais si nous travaillons 60-70 heures par semaine pour avoir un tel salaire alors que nous en gagnerions 50 k$ pour un 35 h/semaine, est-ce que l'argument économique est toujours aussi satisfaisant? Comptons aussi que quand nous passons autant d’heures au travail, nous faisons plus de restaurants, nous employons une aide ménagère, nous nous gâtons plus car « nous l’avons mérité », etc.

Looser ou fainéant

Il existe de multiples raisons à cet investissement disproportionné dans le travail salarié mais je vous propose d’en explorer ici une en particulier : le lien entre travail et besoins. C’est un lien dont la nature a fortement évoluée durant les dernières années et dont l’évolution peut s’observer dans la conception communément acceptée que le travail permet de « gagner sa vie », c’est à dire de produire l’argent nécessaire pour vivre. Dans cette perspective, qui porte en elle un sens du travail particulièrement restreint, le temps passé au travail doit donc permettre de générer l’argent nécessaire pour combler nos besoins.

Qu’implique alors pour un gestionnaire d’accepter qu’un de ses employés travaille moins et donc gagne moins? N’est-ce pas admettre que le niveau de rémunération du plein temps dépasserait le niveau des besoins ressentis par l’employé? Ou est-ce seulement la démonstration que cet employé n’a pas d’ambition et ne veut pas « gagner plus »?

Dans une société capitaliste, la rationalité cognitive-instrumentale (le calcul formel, mathématique) ne se limite pas à servir de référentiel pour prendre des décisions sur le marché mais tend de plus en plus à se diffuser dans les autres sphères sociales, réifiant et mutilant ainsi le tissu relationnel dont dépend l’intégration sociale. C’est le cas par exemple de la sphère du travail. Dénaturer, par la rationalité économique, une activité comme le travail (qui a pour but de donner et de transmettre un sens) ne peut que chasser la catégorie du « suffisant » qui correspond davantage à une catégorie culturelle ou existentielle.

Aussi longtemps que je fais pousser sur mon lopin de quoi nourrir ma famille, et que j’ai un âne et deux chèvres; aussi longtemps que je coupe du bois pour la cuisine et le chauffage, la rationalité économique est absente de mon travail. Il faut le temps qu’il faut pour faire ce qu’il y a à faire et quand le nécessaire est assuré, le travail peut faire place au loisir. Mais tout change à partir du moment où je ne produis plus pour l’auto-consommation mais pour le marché. Il faut alors que j’apprenne à calculer. La rationalisation économique du travail pose la quantité de travail par unité de produit en elle-même et fait aussitôt abstraction de son vécu, du plaisir ou du déplaisir que ce travail me procure, de la qualité de l’effort qu’il demande, de mon rapport affectif, esthétique à l’objet produit.
— André Gortz, La métamorphose du travail

Le temps libre pour redéfinir la nature, l’étendue et la hiérarchie de nos besoins

Le temps libre, c’est à dire le temps libéré, en dehors, du travail. Nous avons en effet besoin de nous définir par d’autres activités, valeurs et relations que celles du travail. Cependant, dans la réalité, pour des jeunes professionnels au rythme de vie effréné, c’est surtout le temps de nous asservir à d’autres obligations de la vie quotidienne (le ménage, les courses, etc.), activités qui mobilisent souvent une même logique d’optimisation rationnelle. Ce dont nous avons plutôt besoin, c’est d’évoluer dans des sphères non-quantifiables, nous permettant d’accéder au « temps vivre » de la souveraineté existentielle.

Que ce soit pour nous mettre au lit et bouquiner, devenir un expert de Donjons et Dragons, faire de la course en montagne, prendre le temps de regarder nos enfants jouer ou même dormir, ce temps est entièrement le nôtre, nous nous le réapproprions par des activités qui pour nous ont de l’importance. Cela peut également être l’occasion de consacrer une partie de son « temps vivre » pour devenir un citoyen plus impliqué dans sa communauté ou encore pour travailler mais dans sa dimension non-salariée (ex : bénévolat, prendre soin de ses proches, contribuer à l’éducation active de ses enfants, etc.), c’est à dire pour produire de la valeur d’usage plutôt que de la valeur d’échange.

Or, comment faire pleinement l’expérience de ces autres espaces de socialisation, d’existence, qui dans la plupart des cas nous permettent de découvrir les limites de la rationalité économique, si notre vie et notre esprit sont continuellement occupés par le travail? En accroissant le temps libre d’un de ses employés, un gestionnaire ne prendrait-il pas le risque de perdre la légitimité de son autorité compte tenu du fait que son employé mobiliserait une rationalité non restreinte à sa dimension économique pour faire ses choix de vie? L’accroissement du temps libre, qui augmenterait la probabilité d’avoir accès au « temps vivre », serait-elle dangereuse pour les rapports de production capitalistes et donc pour l’ordre social?

Capture d'écran 2017-06-09 12.47.45.png

En diversifiant ses sources de socialisation au quotidien, c’est à dire en consacrant plus de temps aux sphères autres que le travail, l’individu lutte contre l’uniformisation de son référentiel de prise de décision quant à ses choix de vie. Sortir de la discipline de vie qu’induit une socialisation principalement reliée au travail, où la raison cognitive-instrumentale nous verrouille contre toute possibilité de retour réflexif, permet à l’individu de récupérer une partie de son pouvoir d’auto-détermination et de faire des choix de vie qui correspondent davantage à ses propres valeurs.

En identifiant ses besoins, dont son niveau de consommation, davantage en fonction d’un référentiel de valeurs produit par une source diversifiée de sphères de socialisation que par une source principalement caractérisée par la rationalité économique de la sphère du travail capitaliste, nous pouvons mieux évaluer la durée de travail qui nous correspond.

L’expérience sensible au monde

Il est important de prendre conscience que nous contribuons, pour la plupart d’entre nous, à cette dynamique sclérosante. Par exemple, en ne prenant pas systématiquement le temps d’évaluer si l’achat que nous allons réaliser correspond à un besoin réel (augmentant ainsi notre niveau de besoins et donc le temps de travail nécessaire pour combler ces besoins additionnels), en prenant pour acquis le fait qu’un consultant en management travaille 6 jours par semaine, en valorisant à l’excès ceux qui travaillent à n’en plus dormir et en dévalorisant ceux qui ont la « flemmardise » de ne travailler qu’à temps partiel, ou encore en acceptant, sur une base régulière, que votre vie professionnelle soit prioritaire sur votre vie personnelle. Accepter au quotidien la survalorisation du travail contribue à la rendre raisonnable, à l’institutionnaliser.

À cette logique de l’effort illimité de chacun pour surpasser les autres, il faut donc lui substituer une autre logique : celle plus holistique et existentielle du projet de vie. En définissant notre besoin de revenus salariés en fonction de notre projet de vie plutôt que notre projet de vie en fonction que ce que notre travail salarié nous permet d’accéder, nous reprenons un contrôle plus indépendant de notre vie.

Depuis que j’ai diminué mon temps de travail, j’ai redécouvert le plaisir de lire car j’ai désormais le temps de parcourir de nombreux ouvrages dans des conditions propices à cet exercice, j’ai le temps aller au travail en courant sans me lever aux aurores et d’en revenir sans que ma blonde ait déjà soupé à mon retour et j’ai aussi entrepris un doctorat en philosophie. Ce serait trop cliché de vous dire que je suis plus heureux maintenant simplement pour faire la démonstration de mon argumentaire mais je peux au moins témoigner du fait que je suis beaucoup moins stressé au quotidien, que je ne renonce plus automatiquement à lire des articles dès qu’ils font plus de 20 lignes (bah oui, faut optimiser le nombre d’articles que l’on peut lire entre 3 stations de métro!), que mes idées politiques se sont fortement nuancées (j’ai diversifié mes sources de réflexion en socialisant dans des milieux plus éclectiques) et que j’écoute davantage mon corps pour choisir les activités que je vais réaliser dans la journée.

La réification de notre rapport aux autres et à nous-même nous coupe de plus en plus de l’expérience sensible du monde. Il est temps de prendre soins de nous, de nous écouter, et donc de nous accorder davantage de « temps vivre » que de temps libre.

TravailAlexandre Berkesse