(Co)design : révolution ou dérive démocratique?
Coluche disait : « La dictature, c’est « Ferme ta gueule ! » ; la démocratie, c’est « Cause toujours ! ». Oui, objectivement, il y a davantage d’espaces et de temps de discussion entre les différentes parties prenantes impliquées dans les projets désormais. Mais quelle est la qualité de ce dialogue?
Caroline Gagnon et Guillaume Blum (tous deux professeurs à l’école de design de l’Université Laval) m’ont invité à la Nuit des débats 2017 pour partager avec d’autres panélistes* mon expérience et regard critique sur le design de services.
Coluche exagère?
Sans tomber dans les raccourcis faciles, une des citations de Coluche illustre tout de même une partie du problème :
« La dictature, c’est « Ferme ta gueule ! » ; la démocratie, c’est « Cause toujours ! »
Oui, objectivement, il y a davantage d’espaces et de temps de discussion entre les différentes parties prenantes impliquées dans les projets désormais. Mais quelle est la qualité de ce dialogue? Réunir une diversité d’individus pendant plusieurs heures dans un même espace pour discuter d’enjeux semblables est-il la garantie d’obtenir une réelle co-construction à partir de la diversité des perspectives présentes?
Pour répondre à ces questions, j’aimerais vous partager 8 enjeux du (co)design dont plusieurs ont résonné avec les expériences des panélistes et participants présents lors de cette soirée.
Les voici, vous me direz s’ils résonnent également avec vos expériences :
Enjeu 1 - Les braves gens
Nous pensons que les bonnes intentions suffisent. Que du simple fait que nous soyons des personnes qui veulent le bien des autres et que nous nous entourions de ces mêmes personnes pour organiser une telle activité, les résultats auront nécessairement des impacts positifs. Nous avons pourtant désormais suffisamment d’exemples d’entrepreneurs sociaux qui ont voulu sauver le monde et qui au final ont généré davantage d’effets néfastes que bénéfiques dans les communautés où ils ont agis (voir mon billet de blog écrit à ce sujet en 2015 suite au Ashoka U Exchange réunissant des centaines d’entrepreneurs sociaux).
Enjeu 2 - Des chambres d’écho
Nous pensons qu’ouvrir le dialogue entre des individus est bon en soi, intrinsèquement positif, peu importe ce qu’il se passe dans cet espace de dialogue. Quelle proportion des acteurs de ces démarches de (co)design est sensible et consciente des enjeux d’homogénéisation et de convergence des valeurs et idées qui peuvent amplement supplanter ceux d’hétérogénéisation, de diversification?
Si l’activité n’est pas élaborée en ayant conscience de ces mécanismes de construction du sens et de la réalité sociale, ces espaces de mise en commun constituent alors de puissants espaces de socialisation à la pensée hégémonique, de véritables chambres d’écho aux idées dont nous voulons justement nous défaire.
Sans garde-fous permettant de contrer cet effet d’homogénéisation de la pensée, les démarches de (co)design ont davantage tendance à simplifier qu’à complexifier la réalité et donc à diminuer la probabilité d’innovation.
Enjeu 3 - Les grandes gueules
Ce sont majoritairement les plus audibles (les bons orateurs, ceux qui savent faire résonner les affects communs, etc.) qui sont entendus. Ces espaces démocratiques sont donc souvent davantage des espaces où ceux qui sont déjà les plus entendus se font entendre de nouveau (renforçant ainsi leur influence) et où ceux-ci influencent davantage que les autres les résultats du processus de (co)design.
Enjeu 4 - L’illusion du consensus
Nous pensons que le fait que nous soyons arrivés à un consensus collectif à la fin d’une telle démarche signifie que toutes les sensibilités ont alors été dignement respectées et que nous nous sommes maintenus sur le plan de l'horizontalité.
Faux. Ou en tout cas oui mais non. Le consensus, comme moment de décision, est un acte de domination, de verticalité. Est-ce une raison pour ne pas le rechercher et l’atteindre? Non. Il faut bien travailler dans cette direction mais en identifiant explicitement sur quels critères nous avons effectué collectivement notre discussion : où fut tracée la frontière entre le légitime et l’illégitime, entre le sacrifice acceptable et l’inacceptable, entre ce qui les savoirs considérés crédibles et les savoirs considérés profanes, etc.?
Le (co)design a tendance à lubrifier et harmoniser le social qui est pourtant fondamentalement chaotique, antagonique et générateur de conflits sains pour la vivacité d’une vie démocratique qui respecte et maintient la pluralité des opinions.
Enjeu 5 - S’attaquer aux effets mais pas aux causes
Nous nous réunissons dans le cadre de ces démarches pour la plupart du temps répondre à des enjeux sociétaux (ex : réunir les habitants de Montréal pour identifier des solutions à la gestion des déchets) causés par des systèmes et des règles structurants notre vie sociale (ex : production excessive de biens matériels de la société de consommation capitaliste) en proposant des solutions qui correspondent davantage à des arrangements temporaires (ex : système de tri permettant le recyclage) que des remises en question profondes des systèmes et règles structurants qui causent ces enjeux.
Enjeu 6 - Un dialogue technique plus que plus politique (ou post-politique)
Nous considérons souvent le processus de (co)design comme principalement objectif et finalement très technique (de part sa nature processuel) et non pas politique. Ceci a toutefois tendance à diminuer les possibilités de discussion et de remise en question de certaines analyses ou conclusions qui paraissent alors évidentes de part leur constitution à partir de « faits » (l’interprétation des faits est, elle, subjective).
Chantale Mouffe nous rappelle que « Le tracé de la frontière entre le légitime et illégitime représente une décision politique et non une décision morale ou rationnelle. Raison pour laquelle, ce tracé doit toujours rester ouvert à la contestation ».
Lors du printemps érable, nous avions bien vu que la question n’était pas, une question purement technique et financière (savoir si oui ou non, de manière comptable, nous pouvions financier une éducation universitaire gratuite au Québec) mais une question tout d’abord politique (si nous pensons que l’éducation universitaire gratuite est une priorité politique pour le bien-être et la prospérité de notre collectivité, sommes-nous prêt à considérer une distribution différente des ressources publiques pour financer un tel projet?).
Dévoiler les postulats et présupposés du politique sous-jacent à ces démarches constituerait une première étape vers la réappropriation politique.
Enjeu 7 - Imperium et Raison totalitaire
Les discussions et plans d’action réalisés au sein de ces démarches reposent la plupart du temps sur un individualisme méthodologique qui considère la société comme le résultat d’un assemblage de décisions et arrangement réalisés entre individus atomisés (comme des sociétaires) au sein de discussions plus ou moins rationnelles. Nous vivons alors dans la fantasme que le social peut-être décrit, expliqué et planifié entièrement par la raison (une forme de raison totalitaire qui saturerait le champ de l’expérience).
Bien que constituant un angle d’entrée en discussion particulièrement pertinent car il simplifie la réalité de la construction sociale et permet ainsi de ne pas être paralysé face à cette complexité, l’inconvénient associé à cette démarche est qu’elle nie l’effet de la multitude, c’est à dire l’effet incontrôlable et incontrôlé produit consciemment et inconsciemment par le groupe. Sans l’intégration, plus tard dans le processus, de mécanismes d’actualisation nous permettant de nous ajuster aux conséquences inintentionnelles produites par l’effet de la multitude, le degré d’implantation des solutions prévues et leurs impacts sera relativement faible.
Enjeu 8 - Légitimation du pouvoir
Le plus connu des enjeux de ces démarches est sans doute celui-ci de la légitimation du pouvoir. Plusieurs organisations ont en effet tendance à organiser ce type de démarches de démocratisation de la prise de décision pour illustrer à leurs employés ou à l’ensemble de leurs parties prenantes l’importance qu’elles accordent à leur contribution dans l’amélioration de leurs services alors que les décisions ont été la plupart du temps déjà prises dans les grandes lignes avant-même la tenue de ces activités.
Elles restent donc toujours à l’affût d’une bonne idée à laquelle elles n’auraient pas pensé mais les questions posées aux participants (ou plus subtilement les catégories de pensée à partir desquelles sont élaborées les questions) sont en général très dirigées (elles reviennent alors seulement à valider ou améliorer leurs propositions mais non pas à en questionner la pertinence).
Les « bonnes pratiques » de gestion du changement incluent toutes l'injonction d'un dialogue avec les parties prenantes pour diminuer leur résistance à l’implantation du changement et une des activités les plus propices pour tuer toute possibilité de résistance légitime est celle-ci : nous vous avons invité à contribuer comme tous les autres membres de l’organisation à l’élaboration du changement que nous allons implanter, vous avez eu l’occasion d’exprimer votre désaccord ou vos propositions alternatives qui ont été discutées démocratiquement par vos pairs et qui ne les ont pas retenues, notre autorité est légitime pour faire ce que nous faisons.
Le (co)design, une révolution donc?
Comme outil ou processus de travail? Comme approche ou manière d’aborder une problématique? Seul le moment me paraît pouvoir être révolutionnaire (comme instant où de nouvelles catégories de pensée émergent), pas un outil, pas un processus de travail, pas une manière d’aborder une problématique.
Les outils mobilisés dans les activités de (co)design, élaborés dans le paradigme duquel nous voulons justement nous défaire, ne peuvent que reconduire ces mêmes catégories de pensée qui ont permis leur élaboration. Si nous nous limitons aux outils, aucun horizon révolutionnaire en vue. Si nous travaillons sur le cheminement que permettra la démarche de (co)design, l'horizon s'éclaircit.
Le (co)design, l'illustration d’une dérive démocratique?
Une dérive? Non. Plutôt l’illustration de notre conception et de nos pratiques actuelles de la démocratie.
Dans l’intention, la « pensée design » se nourrit en effet de cet imaginaire démocratique qui anime tant les citoyens mais dont la plupart en fuit les responsabilités associées (rendant ainsi caduque la possibilité-même de sa réalisation).
Dans les faits, cela aurait même plutôt tendance à nous éloigner de cet idéal de participation citoyenne. Les démarches de (co)design tendent en effet à diminuer les tensions générées par les enjeux sociétaux (du fait même de la participation des parties prenantes au processus) plutôt que de les catalyser ou de les articuler sur des solutions probantes. Tout le monde repart de ces activités en ayant l'impression d'avoir exercé son devoir citoyen et d'avoir contribué activement et significativement à la résolution de cet enjeu.
L’effet provoqué est plus souvent le cynisme ou l’apathie quant à la pertinence d’investir de son temps pour contribuer à ces enjeux que l’émergence d’un sentiment d’encouragement et de détermination à poursuivre sa participation dans d'autres démarches de (co)design qui touchent des enjeux qui nous sont chers.
Touche pas à mes privilèges !
Comme pour le développement durable, la responsabilité sociale des entreprises ou l’investissement socialement responsable, le (co)design est une nième illustration de l’implacabilité du travail hégémonique (c’est à dire de la capacité d’un système donné (économique, politique, idéologique, etc.) à produire des semblants d’échappatoires qui ne sont en fait que des moyens de poursuivre son déploiement serein).
En étouffant les tensions que génère chez les citoyens la prise de conscience des enjeux intrinsèques à ce(s) système(s), et encore mieux, en capitalisant sur celles-ci pour en faire de nouveaux leviers de déploiement dans la vie des citoyens, l’étau se ressert continuellement vers un système totalitaire (où toutes nos expériences de vie sont alors interprétées à travers ce prisme particulier, ex : économique).
Dès que l’horizon de la remise en question des privilèges (et nous sommes pour la plupart porteurs d’une trâlée d’entre eux) pointe son nez, même à moyen terme, notre créativité dans l’élaboration de stratégies rhétoriques, techniques ou politiques pour conserver ces privilèges ou en limiter la perte est merveilleuse !
Pistes de réflexion et d’action
L’identification de ces enjeux n’a pas pour objectif de fournir des raisons de militer pour l’arrêt total de ce type de pratiques mais plutôt de contribuer à l’intégration de ces limites dans la réflexion sur ces pratiques.
Je vous donc propose plutôt :
- de capitaliser sur l’élan positif sous-jacent (qui se nourrit de l’imaginaire démocratique et participatif) pour mobiliser les citoyens à participer à ces démarches ;
- d’inclure des activités permettant de développer la pensée critique des citoyens impliqués (le simple partage de quelques uns de ces enjeux pourrait en soi constituer une bonne opportunité de prise de conscience des limites du processus auquel ils participeront) - je peux même venir les présenter avec vous si cela vous tente ;
- de travailler notre capacité à être serein dans la conflictualité, notamment en acceptant que la verticalité se manifestera nécessairement, à un moment ou à un autre, et que plutôt que de la nier, il est davantage pertinent de l’identifier, de la nommer pour pouvoir alors la remettre en question et en conserver la dimension toujours provisoire (car c’est quand elle se perpétue sans fin et ne peut pas être discutée dans l’espace du politique que la domination est problématique).
* Autres panélistes présents : Hugo Steben (Directeur de la Maison de l’innovation sociale), Jonathan Lapalme (Fondateur, Les interstices), Caroline Magar (chargée de projet, Les interstices) et Nadim Tadjine (étudiant au doctorat en design, innovation sociale et publique, Université Laval).
L'horizon de l'horizontalité? La permanence du vertical.
Pourquoi l’horizontalité semble être devenue notre nouveau fantasme et la verticalité si détestable? Pourquoi les « entreprises libérées », l’holacratie, ou encore l’émancipation individuelle sont-ils devenus des objets de désir si centraux dans nos vies? De quoi voulons-nous nous émanciper et le pouvons-nous réellement?
Pourquoi l’horizontalité semble être devenue notre nouveau fantasme et la verticalité si détestable?
Pourquoi les « entreprises libérées », l’holacratie, ou encore l’émancipation individuelle sont-ils devenus de tels objets de désir?
De quoi voulons-nous nous émanciper et le pouvons-nous réellement?
Une des conceptions de l’émancipation que j’observe le plus fréquemment dans le discours des entrepreneurs sociaux ou plus largement des acteurs de l’innovation sociale est la conception libertaire d’un retour à Soi débarrassé de toutes les sources d’oppression extérieure (l’État, le marché, les normes de la société, etc.).
Dans de telles perspectives, plus aucune autorité ou quelconque pouvoir vertical ne sont censés contraindre l’homme dans ses comportements ou ses idées.
Le fantasme sous-jacent est donc le suivant : ôtez cette verticalité que je ne saurais voir et voilà restaurée la pleine horizontalité originaire, condition apparemment essentielle à l’égalitarisme démocratique et à l’autonomie. Nous restituons ainsi à l’homme son entière liberté : l’homme pleinement émancipé est à notre portée!
Spinoza à la rescousse
Dans son livre « Imperium » (publié en 2015), Frédéric Lordon considère cet état d’émancipation comme inaccessible. Est-il cynique ou défaitiste? Je crois qu’il nous questionne surtout sur l’adéquation entre nos attentes modernes d'autonomie et ce que notre condition humaine nous permet de réaliser.
Est-ce vraiment décevoir notre idéal d’émancipation que de nous en tenir strictement à ce que nos puissances individuelle et collective peuvent? La déception ne vient-elle pas plutôt de trop leur demander en premier lieu?
Selon lui, nous sommes toujours déterminés par une verticalité produite et entretenue par la multitude (l’entité formée par le regroupement des hommes). Écris ainsi, nous ne voyons pas tout de suite la subtilité introduite… mais, et c’est là la clé, cette multitude… nous y participons par notre appartenance à ce regroupement!
Notre servitude n’est donc pas le résultat d’une source extérieure (dont il faudrait se débarrasser), au contraire, notre condition humaine nous permet de nous asservir à nos propres frais! Chanceux que nous sommes!
Mais pourquoi alors sommes-nous dupes? Pourquoi ne cessons-nous pas, ayant conscience que nous en sommes en partie la source, de nous asservir les uns les autres?
Baruch Spinoza nous a appris que les hommes se mettent le doigt dans l’œil lorsqu’ils se pensent unis par les seuls liens horizontaux de leurs libres volontés associatives et que seule la raison guide nos actions. Les affects sont présents en arrière plan et circonscrivent le terrain de jeu de la raison.
Ce qui nous échappe
L’homme, en joignant sa puissance individuelle à la multitude, fournit donc la source de cette verticalité qui s’exerce sur lui. Par nos actions quotidiennes, nous performons les institutions sociales existantes (ex : en m’arrêtant au feu rouge, je signifie aux autres que je considère légitime le code de la route et j’entretiens donc le pouvoir normatif de cette institution).
Dans cette situation, ce n’est pas « l’État », entité extérieure à nous qui nous oppresse car l’État, c’est nous.
Mais un nous étranger à nous-mêmes, dans l’opacité de l’excédence.
Comment se fait-il qu’une partie de l’explication nous échappe nécessairement?
Contrairement à la perspective de l’individualisme méthodologique (où il est possible de prédire les comportements collectifs à partir d’un modèle de l’action individuelle), le holisme méthodologique a comme postulat que ce que la multitude produit (l’effet de groupe) échappe à notre entendement (l’excédence).
C’est d’ailleurs pourquoi Lordon affirme que « la société open source n’existe pas » : la multitude ne peut jamais se rendre entièrement transparente à elle-même.
Même si nous nous mettons autour d’une table, que nous sommes tous animés de principes libertaires vénérant l’horizontalité, se mêle à notre intentionnalité individuelle une intentionnalité collective que nous ne pouvons contrôler ou déterminer pour la prendre en compte dans notre délibération.
Le fait que le rapport des producteurs (les hommes) avec leurs productions (les normes sociales, l’État, etc.) est de moins en moins visible et tangible pour nous, renforce notre sentiment que ces verticalités qui conditionnent nos actions quotidiennes (ex : le marché, l’accélération des changements, etc.) sont inéluctables et que nous ne pouvons rien y changer.
C’est d’ailleurs en partie ce phénomène de dépossession (perception que nous n’avons pas d’emprise) qui nourrit l’effet d’apathie politique ou d’inertie organisationnelle dans les grandes entreprises.
Comme le mouvement du développement durable a permis au capitalisme d’apaiser en partie les tensions induites par les conséquences néfastes de son activité sur l’environnement, le fantasme de l’horizontalité dans les organisations économiques ou politiques est-il une nième marotte du capitalisme pour apaiser les tensions générées par ces structures hiérarchiques perçues comme oppressantes?
Comme le développement durable a permis de polluer moins mais plus longtemps (reculant le seuil de contestation populaire), le fantasme de l’horizontalité permet-il, dans cette même perspective, d’assurer une longue vie à la servitude salariale?
Est-il possible de concevoir une entreprise ou une communauté politique sans verticalité?
Je m’intéresserais ici à la seule variable que j’ai étudiée jusqu’à présent (j’en aborderai d’autres dans mes prochains billets) : la taille des groupes. Plus le groupe est formé d’un nombre important d’individus, plus il semble que la division du travail politique soit incontournable et que la nécessité de la délégation se fasse sentir. Cet acte de délégation est une confiscation, ou capture, de la puissance de la multitude pour former un pouvoir. Celui-ci peut être temporaire, révocable, etc., mais cette délégation sera toujours un acte de verticalité, de domination, vis-à-vis des individus composant la multitude.
Tout l’art de l’émancipation devient alors non pas de se débarrasser de ces sources d’aliénation qui sont en réalité endogènes à (produites à l’intérieur de) la multitude mais de rendre le plus direct possible la communication de la multitude avec sa propre puissance. Dans cette situation, les individus composant la multitude perçoivent plus distinctement les produits de la multitude à laquelle il participe et composent ainsi plus rationnellement avec les verticalités inhérentes à leur vie en société.
Une entreprise de pleine horizontalité, sans hiérarchie, n’est pas simplement inatteignable mais n’est pas souhaitable car elle ne constituerait qu’une illusion malsaine de liberté à l’intérieur d’un groupe simplement gouverné par une verticalité si légitime et naturelle qu’elle n’en serait plus visible.
Comme Spinoza nous en avertit : est plus libre l’homme qui a conscience de ses déterminations que celui qui vit dans l’illusion du plein libre arbitre.
Quel est donc alors l’horizon de l’horizontalité?
La permanence du vertical.
Autonomie, l'illusion des travailleurs de plateforme
La liberté individuelle des nouveaux temps modernes est toutefois cohérente jusqu’au bout : s’extraire du collectif pour vivre plus libre en tant qu’individu a pour conséquence qu’il faut prendre soin de soi par soi-même. À qui profite cette évolution?
Dans la touchante autobiographie de Romain Gary, La promesse de l’aube, un passage est de nature à déstabiliser le lecteur du 21ème siècle. L’auteur nous apprend au détour d’une anecdote que sa principale source de revenus à Paris, en 1930, fut de livrer en bicyclette des repas de restaurants aux bourgeois. Contre quelques pièces et un repas chaud, il parcourt les rues de la capitale, nous faisant part des conditions de travail fatigantes et dangereuses d’une telle activité.
L’amélioration des conditions de travail des salariés depuis cette époque et le meilleur encadrement légal des contrats de travail devraient permettre à un Romain Gary de ce siècle de bénéficier d’une couverture de soins de santé efficace, voire d’une assurance garantissant un revenu en cas d’accident. Seulement voilà, aujourd’hui Romain ne serait pas salarié, il serait certainement travailleur autonome et se verrait assigner des courses sur des plateformes numériques comme Deliveroo ou Foodora. Romain se retrouverait alors dans une situation où aucune protection financée à partir de la valeur générée par son activité, ne lui serait garantie.
La liberté individuelle des nouveaux temps modernes est toutefois cohérente jusqu’au bout : s’extraire du collectif pour vivre plus libre en tant qu’individu a pour conséquence qu’il faut prendre soin de soi par soi-même. À qui profite cette évolution?
Émergence de l'économie de plateforme et transformation des relations de travail
Depuis la jeunesse de Romain Gary, le progrès technique n’a pas seulement rendu les entreprises plus productives mais il en a changé la nature. Avec elle, il a fait évoluer les rapports entre les propriétaires des moyens de production et ceux qui vendent leur force de travail.
Les grandes industries du 20ème siècle nécessitaient de forts investissements en capital afin d'investir dans des usines à la pointe de la technologie mais aussi de payer un grand nombre d'employés au quotidien. Le 21ème siècle voit l’émergence de nouveaux champions issus de la révolution numérique : les plateformes, “simples” intermédiaires entre de multiples acteurs économiques qui s’échangent biens et services. Leur promesse est de faire émerger une société horizontale dans laquelle le capital productif n’a plus besoin d’être concentré pour être rentabilisé, mais de bénéficier d’un point d’accès au marché digitalisé.
Ce point d’accès, ce sont les plateformes. En dehors de la création et de la maintenance de l’infrastructure technologique nécessaire pour ces mises en relation ainsi que du marketing nécessaire pour attirer le chaland, les actifs investis sont donc dérisoires et la charge salariale encore plus.
Qui produit alors les biens et services accessibles sur ces plateformes? Vous, moi, tout le monde, chaque citoyen est désormais en mesure de rentabiliser son “capital dormant”.
Nous devenons tous des capitalistes autonomes exploitant notre propre capital humain, financier et social. Demain, tous entrepreneurs.
Ainsi, tout propriétaire d’un vélo peut livrer des repas chauds, à son compte, sur Foodora ou Deliveroo et tout propriétaire d’une voiture peut compléter son revenu en devenant chauffeur Uber. Vous avez une chambre disponible? Louez la à un touriste via Airbnb. Trop d’attente à la caisse de l’épicerie, gagnez instantanément quelques dollars sur Amazon Mechanical Turk.
Rien n’a donc changé, nous produisons les mêmes services qui répondent aux même besoins. Mais tout a changé, le travail salarié et l’entretien du capital productif ont disparu. Airbnb rejoint les premiers groupes hôteliers mondiaux sans posséder une seule chambre et sans employé pour faire le ménage.
Le travailleur n’est plus un salarié qui vient vendre sa force de travail aux quelques propriétaires des moyens de production mais un des multiples petits propriétaires de capital qui magasinent les moyens technologiques qui leur permettront de rentabiliser le plus efficacement leur capital investi. Les plateformes ont ainsi transformé la relation employeur/salarié en relation fournisseur/acquéreur.
Évolution du statut des travailleurs et renversement du rapport de force
L’époque des syndicats comme contre-pouvoir au service des travailleurs s’éloigne doucement. Les salariés, concentrés chez quelques grands employeurs, partagent une expérience de travail commune, vecteur de lien de solidarité. Ils ont ainsi pu s’organiser et lutter ensemble pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Le travail sur les plateformes collaboratives bouscule ce rapport de force et ce au détriment de la protection des travailleurs.
Conscients de la relative incapacité des travailleurs autonomes à mener des luttes communes, les plateformes peuvent leur transférer une part plus importante du coût de l’incertitude économique sans pour autant être inquiétées par des mouvements sociaux qui s’y opposeraient. C’est ainsi que Deliveroo UK a choisi cet été de changer du jour au lendemain le système de rémunération des livreurs, à son avantage. La part de rémunération fixe a changé, au profit d’un prix à la course. Aux Romain Gary londoniens de redoubler de coups de pédale.
C’est à ces travailleurs que les plateformes font massivement appel. Leur marketing met d’ailleurs particulièrement l’accent sur des thèmes liés au mythe de liberté de l’entrepreneur. Celui-ci peut travailler d’où il veut, aux heures qu’il désire, n’accepter que les offres qui l’intéressent. Il oublie toutefois de mentionner que c’est alors au travailleur d’assumer seul les risques associés à l’entrepreneuriat : fluctuation des rentrées financières (elles-mêmes impactées par le montant de la commission des plateformes, fixé et revu unilatéralement par ces dernières), protection sociale et médicale inexistante, etc.
Si notre Romain Gary contemporain tombe et se blesse en vélo dans Paris, aucune couverture ne lui assurera un revenu pendant son temps d’inactivité. Sa précarité est d’autant plus extrême que la position de monopole de la plupart des plateformes ne lui permet aucune marge de manœuvre pour négocier son contrat à la hausse. Les plateformes décident unilatéralement du traitement des travailleurs avec qui elles contractent.
De nouveaux enjeux de protection du travail : algorithmes et propriétés des données
Écœuré d’Airbnb suite à une hausse du montant prélevés et envie de tester Homeaway? Êtes-vous prêts à reconstruire votre réputation en ligne?
Sur une plateforme collaborative, la réputation des utilisateurs est une donnée primordiale. Cette note, souvent symbolisée par un nombre d’étoiles, est déterminée par la revue entre pairs qui agrège les appréciations des utilisateurs qui font appel au service du travailleur.
En fonction de cette réputation, l’utilisateur accédera plus ou moins facilement à des revenus. Or, les données composant cette revue, sont aujourd’hui la propriété des plateformes et pas des travailleurs.
Les travailleurs ne peuvent donc pas faire jouer la concurrence entre les plateformes puisqu’il leur faudrait rebâtir leur réputation systématiquement.
Suffisamment décourageant pour passer à la concurrence mais surtout une magnifique barrière à l’entrée pour la compétition!
Reprenons l’exemple de Romain Gary au 21ème siècle. Si une course dans Paris lui semble trop dangereuse, passant par les Grands Boulevards en plein trafic, et qu’il la refuse, il se verra proposer moins de courses dans les prochains jours. Son revenu en sera impacté.
La gestion opaque des algorithmes de mise en relation accentue encore le pouvoir de la plateforme sur les travailleurs. Cet algorithme est utilisé unilatéralement par les plateformes pour définir les comportements attendus et maximiser leurs revenus. La fameuse liberté des travailleurs indépendants est ici sérieusement mise à mal.
Sans remise en cause de la propriété des données, de la lisibilité des algorithmes ou encore du pouvoir de décision associée à l’investissement de capital par les travailleurs (sa voiture pour Uber, son appartement pour Airbnb, etc.), les plateformes numériques n’ont plus aucun obstacle pour faire peser le risque économique quasiment exclusivement sur les travailleurs avec qui elles contractent.
Jeter de nouvelles bases
L’évolution du rapport au travail requiert une actualisation des politiques publiques : quand on change de compagnie de téléphone, on peut garder son numéro. Pourquoi ne pas imposer également une interopérabilité entre les plateformes (faciliter le passage de l’une à l’autre), libérant les données propres aux utilisateurs pour qu’ils les exploitent ailleurs. La concurrence entre les plateformes serait alors renforcée au bénéfice des travailleurs.
D’autre part, certains modèles plus respectueux des travailleurs voient le jour et devraient être soutenus. Le mouvement Platform Cooperativism voit l’apparition de plateformes qui suivent le modèle coopératif de partage du pouvoir de décision et des bénéfices de l’entreprise. Sur ces plateformes, les travailleurs décident ensemble des règles auxquelles ils se soumettent. Ils sont collectivement propriétaires du code et des données générées. L’émergence de coopératives digitales, en lieu et place des plateformes que nous connaissons, est une chance à la fois pour le développement du secteur coopératif, et pour la sécurisation des conditions de travail des travailleurs.
Nous pourrions enfin revoir complètement notre protection sociale pour épouser cette évolution du travail. Certains projets audacieux, comme le revenu de base, proposent de nouvelles réponses pour donner un socle économique stable aux travailleurs non-salariés et leur donner un plus grand pouvoir de négociation.
La déception qu’a pu causer l‘économie collaborative en se concentrant en de grandes plateformes capitalistes a généré une revendication plus forte de collaboration juste entre travailleurs numériques. A eux de s’emparer du sujet et s’organiser dans de nouvelles formes de solidarités (comme ces livreurs londonien qui ont fait grève collectivement contre l’évolution de la rémunération de Deliveroo), aux syndicats de réinventer leur rôle et enfin aux acteurs du tissu coopératif d’accompagner les entrepreneurs digitaux dans ce chemin inédit.
C’est à ces conditions que le progrès technique peut-être mis au service du progrès social afin que les Romain Gary du 21ème siècle puissent écrire le ventre plein, en santé et en sécurité.
Cet article a été co-écrit avec Alexandre Bigot-Verdier et a été publié dans le Ouishare Magazine :
Alexandre anime la réflexion autour des émergence numériques et collaboratives au Québec via la communauté OuiShare. Il travaille particulièrement aux impacts sociétaux des transformations que subit le travail et, dans ce cadre, il a cofondé le mouvement citoyen RBQ qui encadre la réflexion sur l’instauration d’un revenu de base au Québec.
Innovation sociale ou auto-conservation sociale?
Comment faire pour que l’innovation sociale ne devienne pas un outil supplémentaire des individus issus des classes privilégiées pour maintenir leur hégémonie tout en ayant bonne conscience? Voici ce que j'ai appris lors de mon expérience au Ashoka U Exchange.
““Devenir séditieux n’est pas faire un saut miraculeux hors de l’ordre causal [qui illustrerait notre libre arbitre] mais seulement se trouver déterminé à faire autre chose. Cela s’observent particulièrement chez les récalcitrants en fuite qui misent sur un lyrisme de l’échappée pour restaurer l’illusion de leur libre subjectivité”.”
J’ai participé cette semaine à l’un des plus grands rassemblements d’acteurs de l’innovation sociale en éducation. Plus de 500 participants venus de tous les continents et contribuant à des initiatives à tous les niveaux du système d’éducation : de la maternelle à l’université.
Voici en quelques paragraphes les éléments qui m’ont le plus marqué et qui constituent, selon moi, une source d’identification des priorités d’action pour les innovateurs sociaux :
1) Le danger des comportements de béatitude face aux innovateurs sociaux et à leurs actions
Deux situations typiques :
1 : « Je suis un entrepreneur social ! »
2 : « J’ai développé une entreprise / OBNL qui vient en aide aux personnes démunies ! »
Dans les deux cas, la même réponse : « Wow! C’est génial ! »
Ce comportement, très répandu, illustre que le simple fait de vouloir« faire le bien » d’une communauté constitue, en soi, dans notre imaginaire collectif, une condition suffisante pour légitimer et valoriser une action. Comme si l’action d’un innovateur social était intrinsèquement positive, souhaitable et bénéfique pour la communauté.
Je pense que ce comportement constitue à lui-seul l’un des enjeux les plus importants pour l’avenir de l’innovation sociale. J’ai d’ailleurs participé à plusieurs visites dans des écoles et des « entreprises sociales » et cette appréhension s’est confirmée dans une partie significative de ces situations.
En voici un exemple :
À la « St Martins Episcopal School » de la Nouvelle-Orléans, j’ai assisté à des activités « d’innovation sociale » au niveau primaire (enfants entre 6 et 10 ans) où ceux-ci mobilisaient les outils du Design Thinking. Leur professeur avait été au Malawi et avait ramené des photos de plusieurs espaces publics. Pour l’activité, les enfants avaient choisi le cabinet du médecin et devaient réfléchir « aux solutions » qu’ils pouvaient apporter « aux enjeux » qu’ils observaient sur les photos.
Au-delà des bénéfices pédagogiques incontestables que j’ai pu observer lors de cette activité, j’ai aussi observé plusieurs enjeux majeurs dont le principal est le suivant : les enfants identifiaient eux-mêmes, à partir de leur perspective d’enfant américain, élevé dans la culturel occidental, et relativement aisé, « les enjeux » auxquels il fallait répondre.
Dans le processus éducatif, aucune prise de contact avec les habitants du village ou des Malawites n’est prévue pour valider le fait que les enjeux identifiés par les enfants de la Nouvelle-Orléans sont également considérés par les habitants du village comme constituant en effet des enjeux.
En remplacement de ce prise de contact avec les intéressés, le professeur encourageait ses élèves à « faire preuve d’empathie » pour identifier ces enjeux. Les enfants concluaient alors, à partir des éléments qui, chez eux, créaient des tensions, que ces mêmes éléments créaient aussi des tensions chez les Malawites (ex : l’absence d’intimité pour discuter avec le médecin, l’absence de TV dans la salle d’attente, etc.).
Réaliser ainsi l’identification des enjeux sur lesquels travailler fait totalement fi de la nature socialement construite des référents à partir desquels ces éléments peuvent être qualifiés « d’enjeux ». La notion d’intimité ou le rapport au temps lors d’une période d’attente sont différents selon la culture dans laquelle vous avez été socialisé.
Réaliser ainsi, l’exercice a principalement comme conséquence de reproduire les effets néfastes de ces « actions bienveillantes » dont nous avons pourtant connaissance depuis de nombreuses années, c’est à dire comme conséquence de reproduire les enjeux sur lesquels les innovateurs sociaux sont pourtant censés travailler à résoudre en première instance.
L’empathie est une capacité essentielle pour contribuer à la résolution des enjeux sociaux mais elle ne doit pas servir principalement à légitimer ses propres perceptions des problèmes d’autrui ni à se substituer à la collaboration constante, c’est à dire la co-construction, des solutions avec les populations concernées.
Certaines organisations influentes dans le milieu de l’entrepreneuriat social l’ont compris et ont déjà mis en place des initiatives qui permettent de contrer cette tendance. Par exemple, à l’Oxford’s Saïd Business School, la transformation de leur concours d’entrepreneuriat social vers une « Ecosystem mapping competition » associé à un « Apprenticing with a Problem funding » a permis de reconnaître la centralité d’une vision systémique pour analyser et intervenir sur des enjeux sociaux ainsi que la nécessité d’une expérience concrète et significative dans le milieu et/ou avec la population ciblés.
Investir tant d’énergie et d’argent (public ou privé), mobiliser tant de personnes compétentes et bien intentionnées, est socialement irresponsable si chacun des acteurs de l’innovation sociale ne fournit pas un effort constant pour s’assurer de la pertinence sociale de ses actions. Les bonnes intentions ne suffisent pas, nous avons besoin des bonnes actions.
2) Paradoxes et incohérences des valeurs et des comportements des innovateurs sociaux
Il semble y avoir un consensus implicite concernant le référentiel éthique (le référentiel de valeurs) mobilisé pour évaluer les enjeux sociaux abordés (éducation, santé, logement, etc.). Lorsqu’un participant prend la parole et présente son projet d’entrepreneuriat social où, par exemple, son postulat est que pour améliorer la qualité de vie d’une communauté, la meilleure solution est de faciliter l’accès à la propriété (Emmanuel’s House), aucune remise en question de ce postulat ne semble nécessaire (alors qu’il me semble plutôt évident que la corrélation établie est discutable).
La prise de parole pour partager un point de vue critique sur l’adéquation de la solution proposée est toujours possible mais elle n’est ni encouragée ni valorisée. Alors que le développement de l’esprit critique comme compétence centrale d’un innovateur social fut l’un des thèmes centraux de l’événement, l’utilisation de cet esprit critique pour prendre du recul par rapport à nos actions dans ce milieu ne fait pas partie de la culture de ce même milieu. Critiquer l’action d’une personne voulant « faire du bien » est spontanément perçu comme une attaque à la bonne volonté individuelle :
« Pourquoi l’empêcher de faire son projet pour la communauté? Elle fait cela pour leur bien! ».
Ce phénomène est également observable dans les discussions parallèles où les « valeurs progressistes » (égalité homme-femme, démocratie, laïcité, respect des autres cultures, etc.) font également implicitement consensus et où les personnes ne partageant pas ces valeurs sont nécessairement considérées soit comme des personnes moralement dommageables pour le bien-être de la communauté (leur cible préférée en cette période: les électeurs de Donald Trump) soit comme des personnes n’étant pas suffisamment outillées pour prendre conscience que leurs valeurs ne sont pas adéquates.
Alors que les valeurs démocratiques semblent donc faire consensus (« bottom-up approach » très valorisée avec un accent mis sur la prémisse évidente que tous les citoyens ont le droit de s’exprimer), il est paradoxal d’observer que c’est davantage une approche totalitaire qui est proposée et mise en application. En effet, les valeurs faisant consensus dans le milieu (qui n’est pas représentatif de l’ensemble des communautés) sont considérées comme supérieures par essence et peuvent (voire doivent) donc être légitimement transposées dans les communautés ciblées et structurer la vie morale de ces communautés.
« La pensée d’en-bas », bien que valorisée dans le discours, n’est pas intégrée aux mécanismes de prise de décision et ne contribue donc pas au choix des solutions sociales choisies. Au contraire, « la pensée d’en-haut » s’exprime de manière « objective » sur le ton « neutre » de l’évidence (moralement conditionnée) et de l’expertise savante, dicte les « bonnes réponses ».
Je n’ai toujours pas réussi à savoir si, dans l’état actuel de la capacité de participation à la vie citoyenne de la majorité des personnes, je préfèrerais une dictature bienveillante ou une démocratie directe, mais, si nous choisissons, dans le milieu de l’innovation sociale, d’agir selon les principes démocratiques, nous avons un devoir de cohérence qui nous impose d’accepter la possible remise en question, voir le renversement total, de l’univers de sens que nous maintenons et dans lequel nous sommes ceux qui cumulons les privilèges.
3) Une diversité représentative de l’entre-soi au service de l’auto-conservation sociale
Alors que les mots « diversité », « représentativité » ou encore « approche bottom-up » furent mentionnés à de très nombreuses reprises pour qualifier les meilleures pratiques en innovation sociale, l’observation des participants ainsi que des personnes composant leurs organisations respectives illustre le fait que cet écosystème ne fonctionne pas encore selon les principes que ses acteurs prêchent.
Les organisateurs ont leur part de responsabilité dans cet état de fait : ils auraient par exemple pu diminuer le prix de la conférence ou offrir quelques bourses afin de faciliter l’accès à des personnes aux faibles revenus. Ils auraient également pu faire une démarche active d’invitation auprès de populations qui, d’elles-mêmes, ayant intériorisé le fait qu’elles n’ont pas leur place dans ce type d’événement, s’excluent spontanément. Plusieurs options étaient donc disponibles pour les organisateurs afin de diminuer, ou tout du moins changer la nature, des barrières à l’entrée dans ce milieu. Ils ne l’ont pas fait.
Toutefois, d’autres enjeux systémiques influencent également de manière significative cet état de fait. Je n’en citerai qu’un mais il illustre parfaitement la nature sournoise de l’influence d’une faible diversité dans l’origine socio-économique et culturelle des acteurs d’un milieu : l’auto-conservation individuelle et collective.
Quand un groupe de personnes, peu diversifié et ne créant pas d’espaces pour, ou ne valorisant pas, la remise en question du fonctionnement de ce même groupe, leurs actions tendent à créer et entretenir des structures et des comportements qui les favorisent. Lors de cet événement, j’ai en effet constaté que les compétences et les traits de personnalité identifiés comme caractéristiques d’un « véritable » innovateur social étaient principalement des compétences et des traits de personnalité que cet ensemble relativement homogène de personnes possèdent et valorisent.
La conséquence d’une telle dynamique est que premièrement, les personnes recrutées pour contribuer aux organisations du milieu ou les personnes financées pour leur projet d’entrepreneuriat social doivent correspondre à ces caractéristiques (ce qui exclut donc ceux qui ne les ont pas naturellement ou qui ne sont pas prêts à se normaliser selon cet idéal), et deuxièmement, que les curriculum de formation en innovation sociale forment (et donc modèlent) les personnes selon ce même canon.
Si nous voulons que l’innovation sociale ne deviennent pas un outil supplémentaire des individus issus des classes privilégiées (dont une grande partie d’entre nous faisons partie) pour maintenir leur hégémonie tout en ayant bonne conscience (le fameux « tout changer pour que rien ne change »), nous devons favoriser cette diversité, notamment en sollicitant de manière proactive ceux qui sont culturellement exclus de ce milieu, et en créant les espaces de notre propre remise en question.
Les discussions seront plus longues, plus complexes, moins consensuelles, plus inconfortables et les initiatives moins nombreuses mais elles seront assurément plus pertinentes vis-à-vis des besoins réels (et non empathiquement déduits) des communautés.
Cette co-construction est essentielle pour que, contrairement à maintenant, les plus importants bénéficiaires de l’innovation sociale ne restent pas ses acteurs (nous) mais davantage les personnes et les communautés qui font l’expérience quotidienne de ces enjeux sociaux.
Lutter contre le « héropreneurship » (1) est un effort collectif que nous devons mener pour canaliser ces bonnes intentions dans une démarche qui aura réellement un impact positif pour la société.
1 - http://ssir.org/articles/entry/tackling_heropreneurship
Le goût et le coût de la quête de sens
Lorsque l'appel humain à connaitre sa raison d'être se heurte au silence déraisonnable du monde, lorsque nous devons construire une histoire qui tienne, mais surtout qui nous tienne, la quête de sens constitue souvent le chemin salvateur.
Une histoire qui tienne, qui me tienne
Nous vivons une crise à la fois éthico-politique (crise de légitimité politique de l'État) et économique (création et répartition de la valeur économique) qui repose en partie sur des désaccords, plus ou moins conscients, à propos de nos conceptions de l’Homme, du monde et des finalités associées. Nous ne consacrons cependant ni le temps ni la rigueur nécessaires pour en discuter en profondeur et ainsi remonter jusqu’à ces racines fondamentales pourtant au cœur de nos enjeux modernes.
Les organisations, tant privées qui publiques, connaissent aujourd’hui des enjeux similaires à propos du sens du travail. Traditionnellement, le travail représentait pour Aristote, Marx ou Arendt le moyen de se construire soi-même en façonnant le monde, c’est à dire de réaliser la condition humaine. Néanmoins, lorsque nos œuvres sont éphémères, instables ou encore lorsque nous travaillons sur des flux d’informations et non sur des objets concrets et palpables, la finalité de notre travail devient floue et nous avons l’impression que le monde que créent nos mains et nos cerveaux se liquéfie, disparait, comme les opportunités de fabriquer du sens.
De plus, nous faisons l’expérience quasi-quotidienne de désaccords entre ce que nous vivons dans ces organisations et ce que nous estimons être nos propres idéaux. Cette situation aboutit régulièrement à des injonctions contradictoires qui, accumulées mais surtout ignorées par ceux qui en sont à l’origine, génèrent des tensions identitaires et catalysent alors notre quête de sens au travail.
Lorsque l'appel humain à connaitre sa raison d'être se heurte au silence déraisonnable du monde, lorsque nous devons construire une histoire qui tienne, mais surtout qui nous tienne, pour réduire notre souffrance ou simplement préserver notre santé mentale, croyant ou non, religieux ou non, malgré la science formelle moderne, malgré le laïcisme intégriste, la spiritualité se développe avec force et sous de multiples formes (souhait de retour à la nature, engouement pour les cultures orientales, culte des soins, etc.).
Les modernes cherchent en effet à renouveler cette connexion avec l’intuition, avec l’intériorité, que ce soit en réaction « l’impure rationalité moderne » qui chasse les opportunités de transcendance dans l'espace social ou encore pour favoriser le salut de leur âme dans une société où ils interrogent leur impact sur la communauté.
Vouée à l’échec?
Une fois que je l’aurai trouvé le sens de ma vie, de mon travail, ou plutôt que j’avancerai et ferai des choix en fonction des nouvelles réponses issues de ce questionnement continu, est-ce que je serai plus heureux? Cette quête de sens, supposément source d’émancipation, ne pourrait-elle pas seulement générer des réponses insatisfaisantes, car en termes humains, à l’appel humain à connaitre sa raison d’être?
Et où se situe-t-elle? Repose-t-elle sur une réflexion qui se place davantage dans mon intériorité, à l’extérieur de l’Homme (l’existentialisme stipulant que l’homme est constamment hors de lui-même, qu’il ne peut chercher en lui l’état authentique qui le poussera à agir et que c’est hors de lui que se situe la source de sa libération), dans la réalité existentielle de la sphère interhumaine (comme pour l'être humain bubérien qui ne peut accéder à la vie authentique que s'il entre dans la relation Je-Tu confirmant ainsi l'altérité de l'autre) ou dans la nature?
Dans l’échantillon non-représentatif et biaisé des jeunes professionnels que je côtoient, ce que j’observe, c’est que la réponse semble se trouver essentiellement à l’échelle individuelle et dans une conception romantique du travail qui constituerait une série d’opportunités d’expérimentation et de réalisation d’un soi authentique. Nous multiplierions ainsi des expériences de travail nombreuses et diversifiées afin de le trouver plus rapidement possible car le malaise quotidien du vide de sens est insupportable.
Mais cet accroissement des possibilités de réalisation de soi n’illustre-t-il pas davantage la récupération des idéaux d’un individualisme néolibéral dont les exigences d'émancipation constituent finalement les fondements de l’idéologie légitimant une nouvelle étape d'expansion capitaliste?
Ce discours de la quête de sens au travail constitue-t-il la source de notre émancipation ou un moyen détourné du « capitalisme flexible » pour que les travailleurs perçoivent qu’ils ne s’engagent plus seulement en réaction à des pressions externes mais davantage pour des motifs intrinsèques?
Normalisation de l’idéal d’émancipation
Au-delà de notre système économique, l’influence des décideurs au travail est également à questionner. Dans un contexte sociétal qui favorise une porosité grandissante entre la vie privée et professionnelle ainsi que la centralité du travail dans la construction identitaire, nous observons en effet une diffusion des modèles de représentation de l’Homme et du monde véhiculés par les idéologies managériales dans notre sphère privée et citoyenne.
Le management, qui porte en son sein une dimension symbolique et instrumentale des rapports sociaux, est avant tout l'actualisation d'une certaine conception du vrai, du bien et du beau, avec des implications épistémologiques, éthiques et esthétiques très concrètes. L'organisation réclame une adhésion à des principes fondateurs et structurants qui génère chez les individus qui y agissent un discours et une vision du monde ainsi que de la vie qui leur permettent d'appréhender "l'environnement extérieur" d'une façon uniforme et systématique.
Avec un travail qui constitue désormais la principale occupation des individus et une source identitaire majeure, la rationalité moderne ainsi que les idéologies managériales séduisantes ont des impacts majeurs sur les conceptions du rapport à soi, du rapport à l’autre et du rapport au transcendant des individus : diminution des comportements de solidarité, apologie du calcul efficace, éloge de la méritocratie, management de la conviction, idolâtrie du chiffrable, etc.
Ont-ils également des impacts sur notre quête de sens? Je le pense et je l’observe. Ceux-ci catalysent en effet tout autant la normalisation des valeurs et des questionnements existentiels des individus. Dans un mouvement de transition du désir de toute puissance organisationnelle vers un désir de toute puissance individuelle, la culture de la performance, les illusions de l’excellence ou encore le dépassement des limites semblent en effet caractériser de plus en plus les idéaux d’émancipation.
Mais il me semble également pertinent de pousser la réflexion jusqu’à se demander si cette tendance générale de la quête de sens chez les travailleurs ne serait pas extérieure à eux.
N’assistons-nous pas davantage à une psychologisation volontaire des contradictions du management moderne, c’est à dire à l’identification de causes individuelles à des paradoxes purement organisationnels? Ou encore, ces injonctions contradictoires vécues au quotidien ne correspondent-elles pas plutôt à l’incapacité des modèles d’organisation du travail et de management génériques et universels à combler la singularité de la relation au travail?
Dans ce contexte, il apparait alors légitime de se questionner sur la compatibilité entre la quête de sens pensée et catalysée par la rationalité managériale et la quête de sens, authentique ou non, des travailleurs, pratiquée, volontairement ou non, pour déclencher une transformation de soi.
Des espaces physiques et temporels de réflexivité
Il est essentiel, pour notre propre bien-être et celui de nos semblables, qu’ensemble nous nous co-sensibilisions et nous nous co-habilitions à analyser et remettre en question ces concepts normatifs qui dénaturalisent notre émancipation individuelle et collective. Nous devons accepter de sortir du confort sclérosant des discours savants issus d’une science essentiellement matérialiste, des concepts managériaux séduisants issus d’une gestion devenue purement rationnelle et nous réapproprier, individuellement et collectivement, notre spiritualité.
C’est d’ailleurs bien sympa tout ce bla bla, mais on fait quoi ; on se réunit autour d’un feu et on refait le monde? Ce que je vous propose en fait, c’est de nous approprier, avec un groupe de 7 à 10 personnes, à l’automne prochain, durant une fin de semaine, un espace physique et temporel de réflexivité qui nous permette de prendre du recul, en dehors du rythme effréné de la ville et du confort matériel de notre vie professionnelle, pour que nous co-construisions, à travers une réflexion à la fois critique et libre, en renouant avec la tradition humaniste et la rigueur du raisonnement, et à partir des textes fondamentaux des penseurs classiques des sciences humaines et sociales (philosophie, sociologie, anthropologie, sciences politiques, etc.), une pratique critique de l’émancipation individuelle et collective.
Les nouvelles voies d’émancipation identifiées à travers ces différentes fins de semaine philosophiques ne seront pas plus « authentiques », car nous ne serons toujours que des sujets socialement construits, mais elles seront toutefois normées par des idéaux issus de sensibilité plus diversifiées, diminuant potentiellement ainsi le mal-être que peut causer l’inadéquation de notre sensibilité particulière à l’unique idéal d’émancipation qui nous est proposé.
Nous répondons au monde par un excès de silence. Il est temps de prendre la parole, avec rigueur et responsabilité.
Temps libre vs. Temps vivre
Le temps libre, c’est à dire le temps libéré, en dehors, du travail. Nous avons en effet besoin de nous définir par d’autres activités, valeurs et relations que celles du travail. Cependant, dans la réalité, c’est surtout le temps de nous asservir à d’autres obligations de la vie quotidienne. Ce dont nous avons plutôt besoin, c’est d’évoluer dans des sphères non-quantifiables, nous permettant d’accéder au « temps vivre » de la souveraineté existentielle.
J’ai un travail salarié de 3 jours par semaine. Je peux répartir ces heures de manière relativement flexible et même ajuster le rythme en fonction des périodes. Dans le milieu du conseil en management, en dehors des consultants autonomes, c’est une situation assez rare. Pourquoi? Les consultants en management sont-ils des individus qui, pour la grande majorité, préfèrent travailler 5 à 6 jours par semaine ou évoluent-ils dans un écosystème qui ne leur laisse pas véritablement la possibilité de choisir un rythme de travail différent?
Normalisation de l’idéal et du sens du travail
Quand j’ai commencé dans le milieu du conseil en management, mes camarades étudiants comme mes collègues de travail et mes supérieurs hiérarchiques m’ont tous dit que « dans ce milieu, on travaille 60 heures par semaine ». Aux dires de ces derniers, aucun employeur n’accueillerait positivement mes désirs de concilier d’autres activités en dehors de ce travail sauf si, bien entendu, je les faisais en dehors de mes heures de travail et que cela ne nuisait pas à la qualité de mon travail. Et beaucoup de mes amis et collègues choisissent d’ailleurs cette option même si à long terme certains inconvénients commencent à apparaître : épuisement physique ou mental, plus assez de temps pour se faire à manger correctement ou pour faire un minimum d’activité physique, etc.
Aussi, la séduisante logique méritocratique du « travailler plus pour gagner plus » est, dans la pratique, plutôt paradoxale. En effet, à observer ceux qui travaillent dans des milieux où le nombre d’heures de travail exigées est important, les bénéfices qu’ils affichent fièrement pour justifier cet investissement sur-humain, lorsqu’ils sont mis en perspective, sont en réalité discutables.
Gagner 70-80 000$ pour un jeune professionnel, c’est économiquement satisfaisant mais si nous travaillons 60-70 heures par semaine pour avoir un tel salaire alors que nous en gagnerions 50 k$ pour un 35 h/semaine, est-ce que l'argument économique est toujours aussi satisfaisant? Comptons aussi que quand nous passons autant d’heures au travail, nous faisons plus de restaurants, nous employons une aide ménagère, nous nous gâtons plus car « nous l’avons mérité », etc.
Looser ou fainéant
Il existe de multiples raisons à cet investissement disproportionné dans le travail salarié mais je vous propose d’en explorer ici une en particulier : le lien entre travail et besoins. C’est un lien dont la nature a fortement évoluée durant les dernières années et dont l’évolution peut s’observer dans la conception communément acceptée que le travail permet de « gagner sa vie », c’est à dire de produire l’argent nécessaire pour vivre. Dans cette perspective, qui porte en elle un sens du travail particulièrement restreint, le temps passé au travail doit donc permettre de générer l’argent nécessaire pour combler nos besoins.
Qu’implique alors pour un gestionnaire d’accepter qu’un de ses employés travaille moins et donc gagne moins? N’est-ce pas admettre que le niveau de rémunération du plein temps dépasserait le niveau des besoins ressentis par l’employé? Ou est-ce seulement la démonstration que cet employé n’a pas d’ambition et ne veut pas « gagner plus »?
Dans une société capitaliste, la rationalité cognitive-instrumentale (le calcul formel, mathématique) ne se limite pas à servir de référentiel pour prendre des décisions sur le marché mais tend de plus en plus à se diffuser dans les autres sphères sociales, réifiant et mutilant ainsi le tissu relationnel dont dépend l’intégration sociale. C’est le cas par exemple de la sphère du travail. Dénaturer, par la rationalité économique, une activité comme le travail (qui a pour but de donner et de transmettre un sens) ne peut que chasser la catégorie du « suffisant » qui correspond davantage à une catégorie culturelle ou existentielle.
“Aussi longtemps que je fais pousser sur mon lopin de quoi nourrir ma famille, et que j’ai un âne et deux chèvres; aussi longtemps que je coupe du bois pour la cuisine et le chauffage, la rationalité économique est absente de mon travail. Il faut le temps qu’il faut pour faire ce qu’il y a à faire et quand le nécessaire est assuré, le travail peut faire place au loisir. Mais tout change à partir du moment où je ne produis plus pour l’auto-consommation mais pour le marché. Il faut alors que j’apprenne à calculer. La rationalisation économique du travail pose la quantité de travail par unité de produit en elle-même et fait aussitôt abstraction de son vécu, du plaisir ou du déplaisir que ce travail me procure, de la qualité de l’effort qu’il demande, de mon rapport affectif, esthétique à l’objet produit.”
Le temps libre pour redéfinir la nature, l’étendue et la hiérarchie de nos besoins
Le temps libre, c’est à dire le temps libéré, en dehors, du travail. Nous avons en effet besoin de nous définir par d’autres activités, valeurs et relations que celles du travail. Cependant, dans la réalité, pour des jeunes professionnels au rythme de vie effréné, c’est surtout le temps de nous asservir à d’autres obligations de la vie quotidienne (le ménage, les courses, etc.), activités qui mobilisent souvent une même logique d’optimisation rationnelle. Ce dont nous avons plutôt besoin, c’est d’évoluer dans des sphères non-quantifiables, nous permettant d’accéder au « temps vivre » de la souveraineté existentielle.
Que ce soit pour nous mettre au lit et bouquiner, devenir un expert de Donjons et Dragons, faire de la course en montagne, prendre le temps de regarder nos enfants jouer ou même dormir, ce temps est entièrement le nôtre, nous nous le réapproprions par des activités qui pour nous ont de l’importance. Cela peut également être l’occasion de consacrer une partie de son « temps vivre » pour devenir un citoyen plus impliqué dans sa communauté ou encore pour travailler mais dans sa dimension non-salariée (ex : bénévolat, prendre soin de ses proches, contribuer à l’éducation active de ses enfants, etc.), c’est à dire pour produire de la valeur d’usage plutôt que de la valeur d’échange.
Or, comment faire pleinement l’expérience de ces autres espaces de socialisation, d’existence, qui dans la plupart des cas nous permettent de découvrir les limites de la rationalité économique, si notre vie et notre esprit sont continuellement occupés par le travail? En accroissant le temps libre d’un de ses employés, un gestionnaire ne prendrait-il pas le risque de perdre la légitimité de son autorité compte tenu du fait que son employé mobiliserait une rationalité non restreinte à sa dimension économique pour faire ses choix de vie? L’accroissement du temps libre, qui augmenterait la probabilité d’avoir accès au « temps vivre », serait-elle dangereuse pour les rapports de production capitalistes et donc pour l’ordre social?
En diversifiant ses sources de socialisation au quotidien, c’est à dire en consacrant plus de temps aux sphères autres que le travail, l’individu lutte contre l’uniformisation de son référentiel de prise de décision quant à ses choix de vie. Sortir de la discipline de vie qu’induit une socialisation principalement reliée au travail, où la raison cognitive-instrumentale nous verrouille contre toute possibilité de retour réflexif, permet à l’individu de récupérer une partie de son pouvoir d’auto-détermination et de faire des choix de vie qui correspondent davantage à ses propres valeurs.
En identifiant ses besoins, dont son niveau de consommation, davantage en fonction d’un référentiel de valeurs produit par une source diversifiée de sphères de socialisation que par une source principalement caractérisée par la rationalité économique de la sphère du travail capitaliste, nous pouvons mieux évaluer la durée de travail qui nous correspond.
L’expérience sensible au monde
Il est important de prendre conscience que nous contribuons, pour la plupart d’entre nous, à cette dynamique sclérosante. Par exemple, en ne prenant pas systématiquement le temps d’évaluer si l’achat que nous allons réaliser correspond à un besoin réel (augmentant ainsi notre niveau de besoins et donc le temps de travail nécessaire pour combler ces besoins additionnels), en prenant pour acquis le fait qu’un consultant en management travaille 6 jours par semaine, en valorisant à l’excès ceux qui travaillent à n’en plus dormir et en dévalorisant ceux qui ont la « flemmardise » de ne travailler qu’à temps partiel, ou encore en acceptant, sur une base régulière, que votre vie professionnelle soit prioritaire sur votre vie personnelle. Accepter au quotidien la survalorisation du travail contribue à la rendre raisonnable, à l’institutionnaliser.
À cette logique de l’effort illimité de chacun pour surpasser les autres, il faut donc lui substituer une autre logique : celle plus holistique et existentielle du projet de vie. En définissant notre besoin de revenus salariés en fonction de notre projet de vie plutôt que notre projet de vie en fonction que ce que notre travail salarié nous permet d’accéder, nous reprenons un contrôle plus indépendant de notre vie.
Depuis que j’ai diminué mon temps de travail, j’ai redécouvert le plaisir de lire car j’ai désormais le temps de parcourir de nombreux ouvrages dans des conditions propices à cet exercice, j’ai le temps aller au travail en courant sans me lever aux aurores et d’en revenir sans que ma blonde ait déjà soupé à mon retour et j’ai aussi entrepris un doctorat en philosophie. Ce serait trop cliché de vous dire que je suis plus heureux maintenant simplement pour faire la démonstration de mon argumentaire mais je peux au moins témoigner du fait que je suis beaucoup moins stressé au quotidien, que je ne renonce plus automatiquement à lire des articles dès qu’ils font plus de 20 lignes (bah oui, faut optimiser le nombre d’articles que l’on peut lire entre 3 stations de métro!), que mes idées politiques se sont fortement nuancées (j’ai diversifié mes sources de réflexion en socialisant dans des milieux plus éclectiques) et que j’écoute davantage mon corps pour choisir les activités que je vais réaliser dans la journée.
La réification de notre rapport aux autres et à nous-même nous coupe de plus en plus de l’expérience sensible du monde. Il est temps de prendre soins de nous, de nous écouter, et donc de nous accorder davantage de « temps vivre » que de temps libre.
Le bonheur au travail : rêve ou réalité?
Les employés de ces « entreprises libérées » ont trouvé la recette du bonheur au travail. Rêve ou réalité Comment la suppression du système hiérarchique pyramidal ou la forte diminution des mécanismes de contrôle formels gagnent en popularité et sont considérées comme une réponse à la crise économique et à la crise de légitimité des entreprises?
Le bonheur au travail
Partage transparent de l’information avec tous les employés, suppression du système hiérarchique pyramidal, forte diminution des mécanismes de contrôle formels ou encore prise de décision partagée, ces pratiques de management gagnent en popularité et sont considérées comme une réponse à la crise économique et à la crise de légitimité des entreprises. Mieux, les employés de ces « entreprises libérées » (Isaac GETZ) disent qu’ils ont trouvé la recette du bonheur au travail. Rêve ou réalité?
La déprime générale
Dans le contexte économique actuel qualifié de « crise », les entreprises et les employés sont déprimés. Le taux de chômage est élevé, les contrats de travail sont de plus en plus précaires, le « pouvoir d’achat » diminue, les licenciements massifs se multiplient, la dette publique des États augmente, bref, l’orthodoxie budgétaire fait des victimes tous les jours et agit sur le moral collectif.
Comment la plupart des entreprises réagissent-elles dans un climat morose caractérisé par une forte incertitude envers l’avenir? Elles contrôlent! Les pratiques de management actuelles trahissent toujours l’origine industrielle de nos économies occidentales et laissent percevoir de forts relents de ce qu’il y a de très énervant chez le « petit chef », ce contremaitre qui ne vous laisse même pas le temps de vous curer le nez.
Directeur des ressources humaines, directeur administratif, directeur de la stratégie, directeur de l’amélioration continue, chef de ligne, chef de produit,… ce sont autant de « bulshit jobs » (Jean-François Zobrist) qui tendent à renverser la proportion « d’improductifs » au détriment des « productifs » et dont l’entreprise doit se libérer en temps de « crise ».
Plus les entreprises perdent d’argent, plus elles contrôlent. Mais plus elles contrôlent, plus elles perdent d’argent. Les employés, en particulier ceux des dernières générations, sont en effet plus formés et informés. La recrudescence de ces pratiques de contrôle induit de nombreuses frustrations et ils se sentent notamment considérés comme de simples pions au sein d’entreprises qui peinent à s’adapter à une concurrence mondialisée dont ils pensent mieux comprendre la dynamique et les lois.
Cette déprime des employés a un impact majeur sur la performance économique de l’entreprise. Jean-François Zobrist mentionne d’ailleurs que :
« Les coûts du contrôle des employés et de ses conséquences est tellement significatif et grandissant dans le budget des entreprises que les coûts dus à l’absence de contrôle sont désormais dérisoires, rendant alors cette dernière option envisageable, ce qui n’était pas le cas avant ».
Les « entreprises libérées » comme solutions à la « crise »
Ces entreprises ne se sont, pour la plupart, pas libérées volontairement. Cette réorganisation profonde du fonctionnement de l’entreprise par les employés résulte souvent d’un échec du modèle de fonctionnement précédent qui a mené l’entreprise à la faillite voire au démantèlement. Dans ces situations, où chacun se retrouve en slip (même ceux qui ont un costume et non un bleu de travail), la seule condition de continuité possible est de reconnaître individuellement et collectivement l’échec de l’ancien modèle de management de l’entreprise.
À partir du moment où chacun accepte ses fautes respectives, l’entreprise peut alors être rebâtie sur le principe fondateur que « Seul celui qui fait, sait » et que l’ensemble des décisions relatives à l’entreprise doit alors être pris par « ceux qui font » (d'où la centralité des gemba dans ces démarches).
Partager le pouvoir de décision implique cependant de partager l’ensemble des responsabilités et donc la prise de risques. Dans ces entreprises, chaque employé est donc un associé de l’entreprise. Dans ce modèle, plus besoin désormais de hiérarchie formelle (exception faite qu’il reste souvent au moins un dirigeant mais plus comme auparavant une dizaine avec leur cour de support administratif, logistique et de conseil), les employés fonctionnent par des groupes auto-gérés, et donc autonomes.
Laurence Vanhée, une des premières « Chief Happiness Officer » du service public belge, résume les pratiques de management des entreprises libérées au mantra suivant :
Don't manage. Love.
Don't work. Have fun.
Don't motivate. Trust.
Don't complain. Innovate.
Précision importante, je ne considère pas les Facebook, Google et autres entreprises « fun » de la Silicon Valley comme des entreprises libérées. Permettre des horaires flexibles, fournir de la bouffe gratuite ou encore construire un gym dans les locaux de l’entreprise ne garantit pas une remise en question profonde des pratiques de management (elles illustrent davantage un changement dans la forme). En effet, ces entreprises restent fortement hiérarchiques avec une prise de décision très centralisée et une répartition des bénéfices qui l’est tout autant.
Convertis-toi et tu ne ressentiras plus que tu travailles!
À quoi ressemble le quotidien de ces employés qui travaillent dans des « entreprises libérées »? Entre le discours et les pratiques, entre le conscient et l’inconscient, entre la réalité et la petite histoire qu’on se raconte pour garder une santé mentale saine dans un monde où le travail est central, difficile de trier le bon grain de l’ivraie.
Le discours est joyeux, il semble naturel, l’enfer du contrôle autoritaire et du manque de confiance qui minait l’estime de soi semble avoir laissé place à une utopie marxiste qui cohabite avec un succès économique flamboyant. Ma paranoïa naturelle (ou peut-être un tout petit peu fondée empiriquement, si si!) tend à me rendre au contraire plus attentif.
Par exemple, la normalisation des comportements me semble plus accentuée dans ce type d’organisations. Dans plusieurs d’entre elles, les pratiques de parrainage sont obligatoires. Chaque employé se voit associer un parrain (appelé également mentor, sponsor, etc.) dont l’objectif est de rencontrer régulièrement son collègue pour s’assurer que ses ambitions personnelles et professionnelles, ses compétences et les intérêts de l’entreprise sont convergents (c’est ce qu’ils appellent le « sweet spot » : how sweet is it?). Les employés dont la convergence de ces trois variables est faible peuvent notamment se voir proposer des rencontres régulières avec un psychologue d’entreprise afin de réguler cet écart de convergence et décider alors soit de quitter l’entreprise, soit de faire converger ses intérêts avec ceux de l’entreprise. Or, dans un contexte économique de « crise », où la majorité des employés perçoivent le marché du travail comme peu à leur avantage, la plupart d’entre eux pourraient être tentés dans ces situations de choisir la conversion plutôt que l’affirmation.
Autre exemple, et c’est selon moi l’élément qui me semble le plus éthiquement discutable dans le mode de management de ces entreprises libérées, c’est l’ambigüité de la notion de « bonheur » et de sa finalité. Je m’appuie notamment sur le récent documentaire intitulé « Le bonheur au travail » (1) dans lequel la notion de « bonheur », pourtant centrale dans la problématique traitée, est régulièrement abordée mais jamais définie. Pour ma part, en déconstruisant les discours des porteurs de ce courant managérial et en écoutant les salariés de ces entreprises libérées, la définition du bonheur que j’identifie comme sous-jacente est :
- Celle d’un bonheur fortement circonscrit et lié à la sphère économique (ex : je me sens libre de pouvoir quitter le travail plus tôt pour aller chercher mes enfants et de retravailler quelques heures le soir pour compenser, je n’ai plus de supérieur hiérarchique direct qui surveille tous mes faits et gestes, je peux travailler 3 jours par semaine à la maison, à la fin de l’année les bénéfices de l’entreprise auxquels nous avons fortement contribué nous seront partagés à part égale, etc.)
- Un bonheur qui se définit davantage par son négatif, c’est à dire par une non-perception explicite de la contrainte du travail (de la relation salarié - employeur, de l’obligation de présence sur le lieu de travail, du débordement du travail sur la sphère personnelle, etc.) qui s’illustre d’ailleurs magnifiquement dans la conclusion d’une conférence de Laurence Vanhée :
““Le grand avantage des entreprises libérées, c’est que les employés donnent leur maximum sans avoir l’impression de travailler”.”
De plus, ces entreprises prônent le bonheur certes, mais plus souvent comme un moyen que comme une fin. Dans le livre d’Isaac GETZ intitulé « Liberté & Cie », l’affirmation d’un manager participant à son étude incarne d’ailleurs cette finalité :
« I do my best to make people happy: happy people are performing better »
Un conséquentialiste me répondrait certainement que ce qui compte c’est le résultat et que peu importe le fait que la « performance » soit la finalité (dont les critères ne sont d’ailleurs que rarement définis, ce qui démontre à quel point nous avons intégré culturellement en occident que le terme implique naturellement une performance « économique » ou le stéréotype d’une personne « qui travaille fort »), si les employés sont heureux, c’est une action positive. J’ai cependant tendance à pencher davantage du côté de l’éthique des vertus où l’intention à l’origine de l’acte est tout aussi, voire plus, importante.
Émancipation vs. Aliénation
Je suis convaincu que ces nouvelles pratiques de management sont porteuses d’éléments émancipateurs qui auront des impacts fondamentalement positifs sur les employés. En particulier, renforcer la responsabilité de chacun à travers la prise de décision et de risques partagés me semble être un élément essentiel pour que chacun ne se laisse pas « porter » ou « prendre en charge » par le système économique et gâcher ainsi sa vie à vivre celle d’un autre, mais qu’il y participe activement, consciemment, en fonction de ses choix, de ses compétences et de la place qu’il désire donner au travail dans sa vie.
Avec cette vision particulière de l’économie (il y en a de nombreuses autres possibles) que portent les « entreprises libérées », les humains me semblent cependant conserver leur statut de variable d’ajustement pour une finalité non négociable : la croissance économique.
1 - Documentaire « Le bonheur au travail » : http://info.arte.tv/fr/diffusion-du-documentaire-le-24-fevrier-20h50-replay-et-vod
Fonder une nouvelle éthique du travail?
Le christianisme a perdu sa capacité à se penser comme comédie et a de ce fait perdu son élan émancipateur. Prenons donc conscience que nous avons nous-mêmes créé ces dieux (que ce soit celui du travail ou les autres) et moquons-nous en!
“Le management c’est l’art d’utiliser la passion humaine d’exister.”
L’objectif de ce dernier billet est d’identifier avec vous, à partir des réflexions menées dans les billets précédents, la manière avec laquelle nous devrions nous comporter vis-à-vis des discours et des pratiques associées au travail afin d’en faire davantage un vecteur d’émancipation que d’aliénation.
La déconstruction
Déconstruire une idéologie, ce n’est pas simplement la critiquer, de front, en se positionnant à l’extérieur de celle-ci. L’objectif n’est pas de détruire l’idéologie à déconstruire ni de la perpétuer en sa négation. La déconstruction d’une idéologie consiste davantage à en identifier, dans toute leur complexité, les constituants, et à les désassembler suffisamment pour y introduire de la souplesse dans leur articulation. En réalisant un tel exercice, nous réintroduisons en elle l’espace nécessaire qui permet « le geste d’une ouverture ou d’une réouverture en direction de ce qui doit avoir précédé toute construction » (1).
La déconstruction permet alors de lutter contre la tendance humaine naturelle à vouloir combler le vide. Dans une perspective de déconstruction, l’avenir ressemble à « un monde toujours en attente de sa vérité de monde, un monde dont le propre sens est en promesse, une totalité de sens possible » (1). Le sens est toujours présent, mais il n’est plus fixe ni fixable, c’est « un sens vide de tout contenu, de toute figure, de toute détermination » (1), c’est-à-dire une ouverture indéfinie qui ne finit plus d’ouvrir ce qu’elle ouvre.
Pourquoi déconstruire l’idéologie du travail?
Déconstruire l’idéologie du travail ne consiste donc pas à l’enterrer mais au contraire à y réintroduire l’espace des possibles en capitalisant sur son « élan vital ». Ce n’est pas non plus reproduire l’erreur de certains intellectuels qui en réalisant la déconstruction de l’idéologie chrétienne ont finalement surtout contribué à convaincre ses partisans qu’ils étaient dans le vrai (perpétuant ainsi le mouvement de fermeture enclenché) ou à catalyser le développement d’idéologies qui se sont construites dans la négation de l’idéologie chrétienne. C’est encore moins d’en critiquer uniquement les idées (l’idéologie du travail n’est pas seulement une agrégation de concepts) mais davantage d’en comprendre la dynamique d’intégration sociale (ex : centralité du travail dans la construction existentielle). Enfin, l’objectif n’est pas non plus de retrouver un état du travail originel qui s’est décomposé dans l’occidentalisation du monde mais plutôt le monde de la totalité des étants portant la totalité de sens possible et dans lequel le travail est un moyen, comme d’autres, d’ouverture du sens.
Que ce soit en tant que gestionnaires, chefs d’entreprise ou consultants, mais aussi en tant que travailleurs, nous mobilisons et contribuons quotidiennement à la survie et à l’évolution de cette idéologie qui répond à nos besoins ontologiques fondamentaux. Une certaine prudence (phronesis), pas spéculative mais pratique, dans l’action, s’avère toutefois nécessaire afin de maintenir l’ouverture de cette idéologie aux paradoxes de l’expérience. Comme le conseillait Hegel, il faut dépasser la tragédie et faire de son absurdité une comédie. Le christianisme a perdu sa capacité à se penser comme comédie et a de ce fait perdu son élan émancipateur. Prenons donc conscience que nous avons nous-mêmes créé ces dieux (que ce soit celui du travail ou les autres) et moquons-nous en!
1. NANCY, Jean-Luc (2005). « La Déclosion. Déconstruction du christianisme, 1 ».
Les travailleurs se considèrent-ils porteurs d'une idéologie?
L’idéologie du travail s’étant construite en opposition au « religieux », symbole du dogmatisme idéologique, le fait d’accepter l’hypothèse selon laquelle l’idéologie du travail dans laquelle les travailleurs inscrivent une partie croissante de leurs actions serait une idéologie reviendrait à leur faire accepter le fait qu’ils sont convertis à la religion du travail. Est-ce une hypothèse valable?
“Je crois que la vie d’un Homme doit prendre la forme d’une comédie, vu que la mort est une certitude. La comédie est bien plus libre que la tragédie.”
Comme Hegel le souligne à propos de l’idéologie chrétienne, le degré de développement optimal d’une idéologie est atteint lorsque l’Homme est capable de la mettre en scène telle une comédie, c’est-à-dire lorsque l’Homme prend conscience que c’est une idéologie. Alors, il se délie et se dégage de toute aliénation sans pour autant nier qu’il a besoin de ces idéologies pour exister. Cette prise de conscience permet alors de ne pas mobiliser cette idéologie de manière dogmatique, sans tenir compte de l’expérience, mais plutôt de chercher à corriger ses contradictions et ses insuffisances de manière continue et donc de favoriser sa pérennité et son succès (1).
Dans le milieu des organisations, tant publiques que privées, les employés, et même leurs employeurs, semblent cependant ne pas considérer l’idéologie du travail comme une idéologie. Les principes directeurs de l’idéologie du travail sont considérés comme résultant d’une rationalité scientifique. Ils sont donc difficiles à remettre en question compte tenu de la vérité universelle à partir de laquelle ils sont construits. Les choix pris à partir de ce référentiel (ex : exporter la production d’un produit local à l’étranger pour conserver sa position concurrentielle sur le marché, licencier des employés pour causes de baisse de performance, etc.) ne sont donc pas des choix perçus comme idéologiques mais tout simplement des choix rationnels.
De plus, l’idéologie du travail s’étant construite en opposition au « religieux », symbole du dogmatisme idéologique pour la plupart des personnes, le fait d’accepter l’hypothèse selon laquelle l’idéologie du travail dans laquelle ils inscrivent une partie croissante de leurs actions serait une idéologie reviendrait à leur faire accepter le fait qu’ils sont convertis à la religion du travail. Constat inacceptable pour la plupart. Pourtant, cette idéologie n’a pas aboli le regard mythologique, les prières adressées à l’infini et les tabous protecteurs (2).
Pour illustration, plusieurs gestionnaires, en France particulièrement, manifestent depuis quelques mois des difficultés à gérer le « fait religieux » dans leurs organisations. Ils expriment ne pas comprendre pourquoi ils devraient permettre à leurs employés de confession musulmane d’adapter leur horaire de travail aux différentes prières qu’ils désirent faire dans leur journée. L’argument de défense avancée est que l’horaire « naturel » de travail est de 9h à 17h. Le management veut gérer le temps au nom de la raison économique mais le religieux possède également sa propre rationalité pour définir le rythme de vie et de travail (3).
Cette situation illustre le fait que ces deux idéologies sont en concurrence sur le contrôle du temps de la vie des personnes, élément essentiel du gouvernement des Hommes en société. Elle illustre également le fait que l’idéologie du travail induit, chez ceux qui la mobilisent, et de par son fondement sur la rationalité scientifique, le sentiment qu’elle correspond à une vérité universelle ou un fondement anthropologique de l’Homme et non à une idéologie construite socialement. Depuis quelques années, l’idéologie du travail impose une maîtrise du temps des personnes, non seulement dans l’organisation, mais de plus en plus dans leur vie en société (3).
Les paradoxes apparents de l’idéologie du travail ainsi que les impacts psychologiques et physiologiques croissants chez les travailleurs favorisent cette prise de conscience chez un nombre cependant encore limité de personnes. Les revendications religieuses explicites croissantes ne sont d’ailleurs peut-être pas uniquement l’illustration d’un retour du religieux mais peut-être aussi le symbole d’une remise en question générale de la « religion managériale », c’est-à-dire une volonté de favoriser l’épanouissement d’une diversité culturelle ou religieuse dans cet univers normé.
La nature même des entreprises favorise cependant la mobilisation d’idéologies normatives. Le travail dans les organisations, tant publiques que privées, exige en effet des comportements normés et des croyances communes pour fonctionner de manière optimale. En tant qu’acteurs agissant et influençant les organisations, nous devons nous demander comment alors respecter la diversité des attentes individuelles sans menacer la cohérence de l’entreprise nécessaire à sa performance et au maintien de sa cohésion interne?
Dans le prochain, et dernier, billet de la série, et à la lumière des réflexions menées dans les billets précédents, j’identifierai avec vous la manière dont nous pourrions nous comporter vis-à-vis des discours et des pratiques associées au travail afin d’en faire davantage un vecteur d’émancipation que d’aliénation.
1 - HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich (1807). « Phénoménologie de l’esprit ».
2 - CAILLAT, Gérard, LEGENDRE, Pierre & BARDET, Pierre-Olivier (2007). « Dominium mundi, L'Empire du management ».
3 - GOMEZ, Pierre-Yves (2012). « Religions et management : éléments pour un programme de recherche » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.
La vision éthique implicite portée par l’idéologie du travail
Sans parler directement d'éthique, celle-ci est pourtant omniprésente dans les organisations. Quand vous définissez les rôles et responsabilités des employés, la charte de vie dans l’organisation, la planification stratégique ou encore les règles de « bonne gouvernance », toutes ces pratiques et tous ces outils ont pour objectif de circonscrire, dès le début de l’emploi, l’ensemble des comportements acceptés dans le cadre du travail.
Du point de vue de l’environnement dans lequel elle s’inscrit, l’idéologie du travail porte une vision du monde où les entreprises sont considérées comme un phénomène naturel. Elle est notamment présentée comme une évolution anthropologique du troc. Elle rejette par conséquent un monde de nature écologique où les êtres humains créent la réalité symbolique et sociale que constituent les entreprises (Becker, 1985).
Pour définir les critères qui guident les choix de l’Homme au travail, qu’il s’agisse d’un travail dans une organisation publique, privée ou même coopérative, l’idéologie du travail respecte une logique rationnelle qui semble constituer le seul mode d’intelligibilité du réel. Dans cette perspective, les mythes et les savoirs profanes (non-scientifiques) ne sont pas reconnus comme ayant une contribution significative à la performance du travail et n’ont donc pas de place dans l’environnement de travail : ils doivent être confinés à la vie privée.
La réponse à la question existentielle de la transcendance ne peut donc, dans ces conditions, trouver de réponses que dans un référentiel également rationnel : la transcendance n’est pas à chercher dans l’au-delà, en dehors de notre univers physique, ni en dehors de nous, mais plutôt en nous. L’absolu est en nous et la vérité, et donc le sens, est également à chercher à l’intérieur de nous.
La représentation de l’Homme associée à l’idéologie du travail semble obtenir un consensus, en particulier en occident, autour de son libre arbitre. Ce postulat renforce l’angoisse existentielle associée à la prise de conscience par l’Homme de la responsabilité qui lui incombe et le pousse ainsi à vouloir agir pour capitaliser sur cette liberté. L’Homme est ainsi l’unique responsable de son devenir. S’il réussit, il en est responsable. S’il échoue, il en est responsable. Ces deux postulats de l’idéologie du travail ont fait émerger une vision commune du sens de la vie de l’Homme sur terre, et qui est aujourd’hui largement partagée : la réalisation de soi (auto-accomplissement) à travers le travail est la principale, voire la seule, justification de l’existence. Dans cette perspective, le travail est alors l’instance de construction existentielle à privilégier pour vaincre l’absurdité de notre condition humaine.
De même, cette idéologie semble poser le postulat, commun à Kant, que nous serions naturellement guidé, dans nos actions, par des mobiles sensibles et des mobiles réfléchis et que, comme le présente Nietzsche, les mobiles sensibles sont considérés comme moins légitimes (de nature sauvage) que les mobiles réfléchis (plus civilisés) (Nietzsche, 1887). Les entreprises ont d’ailleurs une fonction « civilisatrice » comme les premières églises.
La définition des rôles et responsabilités des employés, la charte de vie dans l’organisation, la planification stratégique, les règles de « bonne gouvernance », toutes ces pratiques et tous ces outils ont pour objectif de circonscrire, dès le début de l’emploi, l’ensemble des comportements acceptés dans le cadre du travail et de définir « l’espace discrétionnaire disponible pour chacun » (Charreaux, 1997). Il y a également des outils qui permettent d’affiner cette normalisation de manière continue : les évaluations mensuelles et annuelles de performance, les activités de développement professionnel continu, le coaching, etc.
Ces pratiques illustrent selon moi le fait que l’idéologie du travail prend comme postulat, comme celui de Kant, que l’Homme doit lutter constamment contre ses mobiles sensibles afin d’agir davantage en fonction de ses mobiles réfléchis et que sa capacité à effectuer cette lutte, faible par nature, doit être soutenue et développée par l’entreprise. Le management est porté par le fantasme de sa mission civilisatrice et agit ainsi comme le « rouleau compresseur qui casse et concasse les civilisations et les personnes affaiblies ou rebelles » (REF).
Enfin, concernant le rapport à la transcendance porté par cette idéologie, celle-ci considère que l’Homme peut transcender la mort par l’intermédiaire du travail au sein de l’entreprise (Peters et Waterman, 1983). La prospérité économique, que ce soit celle de l’Homme, ou celle de l’entreprise par l’intermédiaire du travail de l’Homme, est considérée comme une manière pour l’Homme de transcender la mort. Dans l’idéologie chrétienne, l’espoir d’une récompense dans l’au-delà pouvait convaincre certains de vivre selon un ascétisme particulièrement contraignant. Dans l’idéologie du travail, cette récompense de l’éternel, à travers la prospérité économique, également présente pour justifier les souffrances quotidiennes du travail, est pour sa part attendue dans la vie de la personne.
Dans mon prochain billet, nous verrons cependant que cet idéal éthique porté par l’idéologie du travail est mis à mal par l’expérience quotidienne du travail qui diffère parfois, voire régulièrement, de cet idéal mis de l’avant et suscite alors un questionnement concernant sa capacité à matérialiser la vision éthique qu’elle propose.
Les paradoxes de l’expérience du travail
Même si aujourd’hui force est de constater que, dans nos sociétés occidentales, l’idéologie du travail semble combler les besoins existentiels de la grande majorité des personnes pour qui désormais le travail est central dans leur construction existentielle, plusieurs enjeux émergent et induisent sa remise en question. En voici quelques exemples!
Comme nous l’avons abordé précédemment, une des fonctions principales des idéologies est de fournir une réponse aux mystères de l’expérience sociale quotidienne de l’Homme. Leur domination comme référentiel de prise de décision dépend de leur capacité à remplir cette fonction. Or, même si aujourd’hui force est de constater que, dans nos sociétés occidentales, l’idéologie du travail semble combler les besoins existentiels de la grande majorité des personnes pour qui désormais le travail est central dans leur construction existentielle, plusieurs enjeux émergent et induisent sa remise en question.
Premièrement, toute idéologie porte en elle le germe de l’absurdité. De par le fait même qu’elle constitue un système de pratiques et de croyances conçues pour interpréter l’expérience, elle favorise la séparation de l’Homme avec l’expérience et l’interprétation de celle-ci. Cette caractéristique est à double tranchant. S’il y a volonté d’imposer cette idéologie de manière figée, sans évolution, cette nature peut être un avantage car les personnes ne pourront pas prendre consciences des paradoxes issus de l’expérience. Cependant, cela devra se faire avec des dispositifs de pouvoir particulièrement efficaces qui empêchent tout écart. Dans l’Histoire, nous observons que dans la majorité des cas, cette stratégie n’a pas fonctionné et que c’est davantage l’ouverture aux paradoxes de l’expérience qui a permis aux idéologies de poursuivre leur domination en s’ajustant continuellement.
Deuxièmement, le maintien de l’ouverture de l’idéologie est essentiel pour garantir sa pérennité. Nous observons au contraire aujourd’hui une moins grande ouverture face aux paradoxes issus de l’expérience. L’omniprésence des dispositifs disciplinaires de pouvoir ainsi que le comportement de déni de l’expérience que déploie l’Homme pour diminuer la tension psychologique que génère l’absurdité de certaines expériences de travail, contribuent à la diminution de cette ouverture. Bien que celle-ci reste l’une des principales forces de l’idéologie du travail, son succès semble avoir diminué sa capacité d’adaptation.
Troisièmement, l’idéologie du travail a émergé dans un contexte où le travail avait dans la vie des Hommes une place, des formes, des conséquences, différentes de celles qui le caractérisent aujourd’hui. Bien que l’ouverture en son sein ait permis à cette idéologie de s’adapter à l’évolution du travail à travers le temps, les changements particulièrement rapides et profonds du travail ces dernières décennies ont altéré sa capacité à répondre aux nouveaux mystères vécus par l’Homme dans son expérience du travail moderne.
Finalement, la croissance des expériences qui ne correspondent pas à l’idéal porté par l’idéologie favorise sa remise en question. En ce qui concerne l’idéologie du travail en particulier, l’expérience quotidienne de l’Homme au travail est constituée d’un nombre grandissant de paradoxes et d’incohérences (ex : on me dit que le travail devrait me rendre heureux mais je suis malheureux). Les prescriptions sont abondantes, illimitées dans leurs exigences mais aussi contradictoires : conformité, initiative, rapidité, qualité, sécurité, flexibilité, adaptabilité, fluidité, productivité, rentabilité, développement personnel, éthique, diversité, écologie, etc.
Au niveau macro-économique, nous observons notamment que la montée du chômage, la succession de crises financières ou immobilières ou encore l’accumulation de dettes nationales considérables induisent des doutes. Au niveau de la personne, c’est également l’augmentation considérable des situations de dépression, d’épuisement professionnel et de boulomanie qui illustre les limites de cette idéologie. Ces éléments ne discréditent pas en tant que tels l’idéologie du travail mais c’est leur déni, plutôt qu’une prise en compte pour réaliser les ajustements requis, qui la discrédite et nuit ainsi à sa pérennité.
Enfin, nous observons aujourd’hui, dans les pays occidentaux, que le travail est l’activité à laquelle nous consacrons le plus de temps dans notre semaine. Nous passons plus de temps au travail qu’avec notre famille ou nos amis. Pour un nombre croissant de personnes, le travail est, loin devant les autres, le principal mécanisme de socialisation. Dans ce contexte, où le travail occupe la majorité de l’espace disponible, il y a de moins en moins de place pour la confrontation à d’autres idéologies. Cette uniformisation grandissante de la socialisation des personnes conditionne leur imaginaire dans un sens commun et laisse peu de places aux alternatives potentielles.
Dans mon prochain billet, j’analyserai les caractéristiques de la vision éthique portée par l’idéologie du travail : quelle société nous promet-elle ?
Gestionnaires et prêtres : même métier?
La fonction prophétique, le rôle de leadership visant à garantir la cohésion de groupe ou encore l'incarnation symbolique de l'autorité : autant de fonctions communes aux prêtres et aux gestionnaires?
Dans la liste des invariants reliant les deux idéologies considérées dans les billets précédents, je m’intéresse dans ce billet aux personnes qui, au-delà d’adhérer à une idéologie spécifique, en sont des porteurs voire des acteurs de premier plan.
Dans l’idéologie chrétienne, le rôle des théologiens et de certaines autorités religieuses spécifiques (prêtres, évêques, etc.) dans la diffusion et l’ajustement des discours et des pratiques religieuses a souvent été discuté. Dans la majorité des cas, ce fut pour apporter une critique négative vis-à-vis de l’influence que ceux-ci ont sur l’interprétation ou la diffusion d’une religion chrétienne « authentique ».
Locke a, par exemple, dénoncé l’intégration des superstitions par les prêtres (nommés alors « enthousiastes »), tant dans leurs discours que dans leurs pratiques, en particulier cultuelles (1), afin de sécuriser leur pouvoir. Kant pour sa part, parle de « religion des prêtres » lorsqu’il fait référence à la religion de simple culte qui constitue celui-ci une version non-achevée de la religion (la version achevée étant la religion morale). Il considère en effet qu’en accompagnant l’Homme à ritualiser sa foi, les prêtres sont les vecteurs d’une approche dogmatique de la religion qui favorise chez lui la recherche utilitaire des faveurs de Dieu et qui progressivement fait aussi perdre à la religion son caractère motivant (2).
Ce dispositif disciplinaire particulièrement efficace qu’incarnent les prêtres (mais aussi les exégètes) a perdu de son pouvoir disciplinaire initial en laissant la superstition et le fanatisme se répandre parmi eux. Alors animés par l’enthousiasme, Kant considère que ceux-ci se sont laissés manipuler par d’autres personnes aux intérêts politiques non-convergents avec ceux de la religion chrétienne « authentique ».
Dans le management, le rôle des gestionnaires, des hauts dirigeants et des chefs d’entreprise est également le sujet de nombreux questionnements, en particulier en ce qui concerne les outils qu’ils pourraient mettre en pratique pour faire émerger des comportements spécifiques. Ceci n’est jamais aussi explicite mais c’est le principe par exemple d’une réflexion sur le déploiement d’une culture organisationnelle en particulier, de l’opérationnalisation d’une planification stratégique ou encore de l’implantation d’une nouvelle méthode de gestion (ex : l’amélioration continue ou la gestion de la performance), thèmes particulièrement récurrents dans la littérature académique et professionnelle du management.
La personne qui opère une fonction similaire (à la fois en contact direct avec le « client final » et porteur, mais souvent aussi interprète, à sa façon, du contenu) à celle du prêtre dans l’idéologie du travail est le gestionnaire. Premièrement, il assure un rôle de « prophète ». Il élabore un discours prophétique, inspiré par des autorités du management (entrepreneurs à succès, professeurs issus d’universités prestigieuses, etc.), qu’il initie en décrivant le contexte actuel comme « caractérisé par de nombreux enjeux organisationnels », qu’il poursuit en proposant une vision enchanteresse de l’avenir caractérisée par « une culture d’excellence et d’amélioration continue » et qu’il conclut en présentant les « mesures » qu’il va devoir mettre en place (licenciements ou changements d’équipe, nouveaux critères d’évaluation, etc.) pour permettre à l’organisation d’atteindre ce paradis.
Tout comme le travail du prêtre, le travail du gestionnaire est de proposer un discours de vérité et de modeler l’imaginaire « en créant du mystère ainsi qu’en essayant d’imposer de l’historique et de l’imaginable » (3). Deuxièmement, il assure également une fonction symbolique. Sa façon de s’habiller, de s’exprimer, et de se comporter en général définit un modèle de rôle. Il est le symbole de ce qui doit être fait dans le cadre de son idéologie. Dernièrement, il exerce un rôle politique. C’est le point commun de l’ensemble, celui qui porte la vision, le rassembleur auprès de qui les personnes doivent être dans les bonnes grâces.
Ayant désormais travaillé à décrire le contexte général dans lequel cette idéologie du travail est progressivement devenue dominante, identifiant notamment l’ampleur des éléments communs avec l’idéologie chrétienne, dans mon prochain billet, je vais désormais me questionner sur l’expérience réelle du travail (au-delà de celle portée par le discours) mais aussi circonscrire certains éléments éthique qu’elle porte afin d’en identifier les impacts sur l’Homme et sur sa propre pérennité.
1 - LOCKE, John (1696). « The reasonableness of Christianity. As Delivered in the Scriptures ».
2 - KANT, Emmanuel (1793). « La religion dans les limites de la simple raison ».
3 - DUPREZ, Jean-Marie (1982). « Pagès Max, Bonetti Michel, De Gaulejac Vincent, Descendre Daniel, L'emprise de l'organisation ». Revue française de sociologie. 1982, 23-2. pp. 316-321.
Proposer un sens à l’existence (partie 2)
Je vous propose cette fois-ci de vous en présenter trois autres fonctions communes à l'idéologie chrétienne et à celle du travail : 1) définir une loi comme guide de nos actions, 2) élaborer un dispositif permettant de renforcer le respect de la loi dictée par l’idéologie et 3) assurer la cohésion d’une communauté.
Les discours et les pratiques associés à l’idéologie chrétienne, comme ceux associées à l’idéologie du travail, ont permis la domination de ces idéologies car ils répondent adéquatement aux besoins ontologiques de l’Homme. Nous avons vu dans les billets précédents que les facteurs clés de succès communs à ces deux idéologies résidaient notamment dans les fonctions communes qu’opèrent les discours et les pratiques qui les portent. Nous avons notamment identifié les fonctions communes suivantes : proposer un sens à l’existence et affirmer avec certitude une vérité universelle
Je vous propose cette semaine de vous en présenter trois autres : définir une loi comme guide de nos actions, élaborer un dispositif permettant de renforcer le respect de la loi dictée par l’idéologie et assurer la cohésion d’une communauté.
Quel guide pour nos actions?
Pour répondre à l’une des seuls questions à laquelle l’Homme n’a pas directement la réponse à travers l’expérience, à savoir « que dois-je faire? » (1), les deux idéologies considérées ici mettent à la disposition de l’Homme un ensemble de lois, principalement morales, permettant de répondre à cette question. Elles suggèrent par exemple une organisation du temps social de l’Homme, une distinction entre le pur et l’impur, la perfection et l’imperfection ou encore le juste et l’injuste. En établissant ces lois, ces idéologies produisent des critères selon lesquels le comportement de l’Homme peut être évalué, ou plus précisément, jugé.
Dans la religion chrétienne, l’Homme est censé être capable de déduire ces lois morales de la nature, c’est-à-dire de son expérience de la vie. Cependant, les théologiens suggèrent qu’après avoir constaté l’échec de l’Homme à réaliser cet exercice, Dieu a envoyé sur terre son fils, Jésus-Christ, afin de montrer clairement à l’Homme ces lois morales, notamment en agissant conformément à elles et en s’assurant de la diffusion de ses agissements, par l’intermédiaire de textes sacrés, auprès de ceux qui n’auraient pas pu le voir. Grâce à la religion chrétienne, l’Homme a ainsi un guide clair des actions qu’il doit réaliser au quotidien : il doit se conformer aux lois morales dictées et incarnées par Jésus afin de donner un sens à sa vie sur terre.
Dans le management, bien que les lois aient initialement pour objectif d’agir à titre de référence des comportements acceptés ou non dans l’entreprise, la porosité grandissante entre la sphère économique et la sphère sociale a induit une diffusion progressive de ces lois de la sphère économique à la sphère sociale. Nous observons notamment que les lois issues de la rationalité économique deviennent de plus en plus des lois morales valables à l’extérieur de la sphère économique. Elles servent alors de référence non plus seulement aux comportements des personnes dans les entreprises mais également dans l’ensemble de leur vie (vie en famille, vie en société, etc.) (2).
Les lois morales ont une limite importante. Elles sont, pour les deux idéologies ciblées ici, accessibles à la raison humaine (même si dans la plupart des cas, elles requièrent l’aide d’une tierce-personne), cependant, l’Homme semble naturellement ne pas agir conformément à celles-ci. Son statut de « loi », c’est-à-dire son caractère obligatoire, n’est pas accessible par la raison humaine et doit alors être assuré par une autorité légitime et crédible.
Dans la religion chrétienne, le statut de loi est insufflé par la foi du fidèle. Par exemple, pour John Locke, si une personne a foi en Jésus-Christ, le Messie, alors il accepte le caractère obligatoire de la loi morale. Il pourrait également décider, de manière utilitaire, d’agir conformément à la loi morale pour se rendre agréable à Dieu et accéder ainsi à la vie après la mort, mais dans ce cas-ci, il y a une différence fondamentale. Pour Kant notamment, l’Homme qui respecte la loi morale par devoir (issu de la foi) est moralement bon alors que celui qui suit la loi morale de manière instrumentale pour se rendre agréable à Dieu ou par peur de la pénitence, n’est que « légalement bon » (il ne s’agirait-là que d’un changement de mœurs et non d’un changement de cœur) (3).
Dans le management, le caractère obligatoire associé au respect des lois économiques devenues lois morales provient de la rationalité économique. Il est totalement logique, selon cette rationalité, que l’Homme respecte ces lois afin de garantir la pérennité de son appartenance au système qui promulgue ces lois car ce système constitue la voie principale, quasi-unique, de réponse à ses besoins d’intégration sociale. Si l’Homme ne respecte pas ces lois, la sanction ne se fera pas dans l’au-delà, après la mort, mais ici, sur terre, et se manifestera par sa marginalisation voire son exclusion de la société. Toutefois, si nous faisons un parallèle avec la religion chrétienne, il ne s’agit, dans ce cas-ci, non pas d’une adhésion « de cœur » aux lois morales mais davantage d’une adhésion instrumentale se manifestant simplement par des changements de mœurs. De plus, pour Nietzsche par exemple, cette volonté de rendre l’homme prévisible, régulier et calculable, c’est-à-dire de maitriser sa nature pour le civiliser, l’apprivoise mais ne le rend pas meilleur.
Aujourd’hui, les chefs d’entreprise font le même constat que les théologiens de l’époque : malgré ce statut de loi, les travailleurs ne se comportent pas de manière parfaitement conforme aux lois morales. Il est donc essentiel de laisser place à libre concurrence et de diminuer l’intervention de l’État afin que, naturellement, les travailleurs prennent pleinement conscience du caractère obligatoire de ces lois morales et des conséquences directes que leur non-respect entrainera. L’Homme adhèrera donc à ces lois morales par foi et non par peur de la pénitence associée au non-respect des lois.
Comment faire respecter les principes de l’idéologie?
Un des facteurs clés de succès communs à l’idéologie chrétienne et à celle du travail est leur capacité à faire agir l’Homme selon la loi morale qu’elles prescrivent. Et l’outil privilégié qu’elle mobilise pour parvenir à cette fin est également commun: le culte. La mise en place d’une dynamique cultuelle consiste à créer un système de pratiques, qui peut impliquer un système de récompense et de punition, qui encourage les comportements conformes à la loi morale et qui normalise les pratiques de la collectivité qui, progressivement, contient de moins en moins de personnes ayant des comportements déviants vis-à-vis de la loi morale.
Dans l’idéologie chrétienne, le culte des idoles (saints, Jésus, etc.) et des objets ou des représentations symboliques (croix, hostie, coupe, poisson, etc.), le respect strict des heures de prières, les pratiques de mutilation, les liturgies voyantes ou encore les discours à la dimension fanatique exacerbée ont tous contribué à sa déviation cultuelle. Dans le management, des pratiques régulières et hautement codifiées ainsi que des représentations symboliques ont également une fonction cultuelle et agissent comme des dispositifs de contrôle standardisés (4).
Nous pouvons citer par exemple les assemblées générales d’actionnaires ou de cadres dans les grandes entreprises qui sont généralement vécues comme des grand-messes (5) mais également les évaluations de performance annuelles, mensuelles voire hebdomadaires (dans les métiers de service notamment) qui permettent de valider notre conformisme à la loi morale et d’appliquer, en fonction du degré de conformisme, la récompense ou la punition associée. L’affichage dans l’entreprise de la photo de l’employé du mois ou de « gourous » du management comme modèles de comportement (ayant pour objectif de consolider la prise de conscience par les autres employés des comportements attendus ou des valeurs de référence pour nos comportements), les architectures relativement semblables des lieux de travail (qui constituent des lieux sacrés) ou encore les horaires de travail fixes, sont également des exemples concrets de la dimension cultuelle du management.
Une des conséquences directes d’une pratique cultuelle omniprésente est qu’elle favorise l’apparition d’automatismes dans les comportements, évacuant ainsi progressivement de l’esprit de l’Homme les motivations initiales qui l’ont poussé à agir conformément à la loi morale. À court terme, cette conséquence peut sembler constituer un avantage concurrentiel intéressant vis-à-vis des autres idéologies car elle renforce le conditionnement de l’Homme à ce type de comportements à travers des formes de vie ascétiques et réduit sa capacité de considérer des comportements alternatifs. Cependant, le maintien d’une flexibilité vis-à-vis des paradoxes vécus dans l’expérience est essentiel pour garantir la pérennité d’une idéologie.
Ce dogmatisme, qui s’installe donc rapidement dans une dynamique cultuelle, et qui paraît à court terme être un bénéfice pour l’idéologie concernée, même s’il peut temporairement substituer l’acte moral, est en fait à moyen ou long terme, une source de fermeture et donc de disparition. D’ailleurs, dans la religion chrétienne, plusieurs théologiens et intellectuels ont identifié l’impact négatif du culte. John Locke prônait notamment un culte sans froufrous et dénonçait la dérive rituelle du respect de la loi morale comme un acte ayant une finalité morale supérieure (6). Kant, pour sa part, considérait les « religions de simple culte » comme une forme de religion non-achevée (contrairement à la religion morale). Pour ce dernier, une religion morale est au contraire fondée en esprit et en vérité et n’a pas besoin du culte (7).
Comment assurer la cohésion d’une communauté idéologique?
Premièrement, la comparaison de l’étymologie des termes « religion » et « management » souligne qu’ils proviennent d’une même racine qui expriment la même idée de « lien » (8), que ce soit pour définir ceux qui sont reliés ou ceux qui sont à l’extérieur du lien.
Deuxièmement, l’idéologie chrétienne, tout comme le management, crée une communauté de valeurs et de pratiques. Les personnes qui respectent ces valeurs et ces pratiques sont alors considérées comme appartenant à la communauté. Le culte a d’ailleurs un impact sur cette fonction. En effet, l’instauration de pratiques cultuelles collectives permet aux personnes de ressentir qu’ils forment une unité (ils effectuent les mêmes rituels, les mêmes actions quotidiennement). « Chaque personne acceptant la Loi et reconnaissant la Voie et l’Expérience véhiculées est de fait membre de ladite Communauté » (8).
Troisièmement, elles proposent toutes les deux de fédérer les personnes autour d’un projet commun, une « solidarité de destin » (8) où ils sont engagés dans une même voie et un système commun de valeurs dont la préoccupation principale est la recherche de mutualité.
Enfin, l’idéologie chrétienne et celle du travail remplissent cette fonction communautaire tout simplement parce qu’elles ont besoin de cette cohésion pour fonctionner de manière efficace. La paix et l’uniformité des comportements que permet cette cohésion limite la probabilité de dérives et donc l’adhésion à d’autres idéologies qui pourraient les substituer.
Dans mon prochain billet, je vais m’intéresser aux personnes qui, au-delà d’adhérer à une idéologie spécifique, en sont des porteurs voire des acteurs de premier plan, en particulier les gestionnaires et les prêtres.
1 - HERZBERG, Frederick I. (1996). « Les quatre questions existentielles : leur effet sur la motivation humaine et le comportement organisationnel » in « La Quête de sens. Gérer nos organisations pour la santé des personnes, de nos sociétés et de la nature ». Éditions Québec Amérique inc.
2 - GOMEZ, Pierre-Yves (2012). « Religions et management : éléments pour un programme de recherche » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.
3 - FULCONIS, François, GARROT, Thierry & PACHÉ, Gilles (2012). « Mieux manager les entreprises en réseau : un décryptage à partir d’invariants religieux » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.
4 - DUJARIER, Marie-Anne (2006). « L’idéal au travail ». PUF.
5 - BESSIRE, Dominique & MESURE, Hervé (2012). « La dimension spirituelle de l’entreprise : de l’occultation à la reconnaissance » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.
6 - LOCKE, John (1696). « The reasonableness of Christianity. As Delivered in the Scriptures ».
7 - KANT, Emmanuel (1793). « La religion dans les limites de la simple raison ».
8 - FULCONIS, François, GARROT, Thierry & PACHÉ, Gilles (2012). « Mieux manager les entreprises en réseau : un décryptage à partir d’invariants religieux » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.
Proposer un sens à l’existence (partie 1)
Les facteurs clés de succès communs à l’idéologie chrétienne et à l'idéologie du travail résident notamment dans les fonctions communes qu’opèrent les discours et les pratiques qui les portent. Je vous propose d'aborder les deux premiers : 1) proposer un sens à l'existence et 2) affirmer avec certitude une vérité universelle.
L’idéologie postmoderne du travail semble constituer aujourd’hui, en occident, une idéologie particulièrement dominante dont une masse critique d’individus mobilisent le référentiel de valeurs associé pour prendre une partie significative de leurs décisions quotidiennes.
Par curiosité, j’aimerais faire avec vous l’exercice d’identifier si cette idéologie du travail possède des facteurs clés de succès communs à ceux d’une autre idéologie ayant dominé l’intégration de l’Homme dans la société pendant plusieurs siècles, à savoir l’idéologie chrétienne. L’objectif de cet exercice est de dégager les invariants, illustrant ainsi l’universalisme dont elles sont le fruit, indépendamment des sociétés humaines dans lesquelles elles se sont déployées.
Les discours et les pratiques associés à l’idéologie chrétienne, comme ceux associées à l’idéologie du travail, ont permis la domination de ces idéologies car ils répondent adéquatement aux besoins ontologiques de l’Homme. Les facteurs clés de succès communs à ces deux idéologies résident notamment dans les fonctions communes qu’opèrent les discours et les pratiques qui les portent. Cette semaine, je vous propose de vous en présenter deux en particulier :
1) Proposer un sens à l’existence
“Man’s main concern is not to gain pleasure or to avoid pain but rather to see a meaning in his life.”
Sans un sens à son existence, l’Homme se trouve face à l’absurdité de celle-ci.
Son existence lui paraît sans origine et sans finalité, et il semble avoir un inconfort naturel face au vide qui l’amène à vouloir combler ce rapport nécessaire au rien.
L’une comme l’autre, ces deux idéologies proposent à l’Homme une réponse claire et crédible aux questions issues de l’expérience. Elles sont caractérisées par un discours unifiant et totalisant qui atténue fortement l’angoisse existentielle et crée ainsi une unité sécurisante. Mais surtout, elles constituent un puissant référentiel qui fonde les principes de l’action en société, c’est-à-dire qu’elles fournissent un « ensemble de représentations et de prescriptions pratiques, cohérentes et intégratrices » partagé entre les personnes. Face à l’angoisse de la finitude et au vertige de la responsabilité, ces deux idéologies nous fournissent alors un sens (signifiant et directionnel), clair, pour guider nos actions quotidiennes.
Bien que le sens de la vie porté par les discours et les pratiques du management se revendique d’un existentialisme athée, il est intéressant de faire un parallèle révélateur avec l’existentialisme occidental chrétien. Dans la religion chrétienne, nous observons une opposition profonde entre d’un côté l’humain (faible et angoissé) et de l’autre côté Dieu (absolu et transcendant). Cette opposition est un des principes fondateurs qui indique à l’Homme le sens dans lequel doivent s’inscrire ses actions : le but de la vie est de se rapprocher le plus possible de Dieu en essayant continuellement d’approcher sa perfection (devenir un chrétien authentique).
Parallèlement, dans les discours et les pratiques du management, même si les postulats fondamentaux ne sont pas aussi clairement établis (ce flou constitue d’ailleurs l’une de ses forces car cela lui permet de diminuer le nombre de personnes qui identifieraient clairement leur désaccord avec ces postulats), nous pouvons en déduire que le travailleur est une personne qui doit agir de manière à s’améliorer continuellement et afin d’approcher ainsi l’excellence (le flou entourant les critères selon lesquels cette excellence est évaluée est également une de ses forces car il permet une flexibilité quant à la finalité désirée).
2) Affirmer avec certitude une vérité universelle
La religion chrétienne, comme le management, est un outil d’explication du monde et de ce que l’Homme vit à travers son expérience quotidienne. Ces deux idéologies portent donc un discours de vérité visant à expliquer la nature des choses.
Il est particulièrement intéressant de se questionner sur la « vérité » à laquelle se réfère chacune de ces idéologies pour justifier ses prescriptions et assurer leur légitimité ainsi que leur crédibilité. L’Homme a en effet besoin de repères, notamment de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, et ces deux idéologies proposent toutes les deux une vérité universelle à laquelle l’Homme peut se fier.
Dans l’idéologie chrétienne, John Locke nous amène à distinguer les faits qui sont conformes à la raison, par-delà la raison (issus de l’intuition) et au-delà de la raison (faits révélés grâce à la foi). L’Homme peut avoir accès aux deux premières catégories de faits à travers l’expérience et aux faits révélés par un consentement raisonnable à des propositions issues d’un « proposeur crédible » (dans ce cas-ci, Dieu, à travers Jésus-Christ). C’est à travers cet exercice que l’Homme peut identifier ce qui est raisonnable de croire ou non donc de circonscrire ce qui constitue la vérité qui doit guider nos actions.
Compte tenu de la vie particulièrement occupée de la majorité des personnes à qui s’adressait l’idéologie chrétienne à l’époque (paysans, commerçants, etc.), de leur faible niveau d’éducation, et donc de l’absence du temps et des compétences requises pour distinguer de manière autonome ce qui fait partie de la vérité et ce qui n’en fait pas partie, les théologiens et les intellectuels ont continuellement trié, interprété et diffusé les textes sacrés (Bible, Évangiles, etc.) qui facilitaient la réalisation de cette distinction. L’Homme avait donc à sa disposition, sans avoir à réaliser d’importants efforts, des textes mais surtout des discours (car une grande partie ne savaient pas lire) qui lui permettaient de connaître la vérité. Aujourd’hui, même si la majorité des personnes sont plus éduquées qu’à l’époque de Locke, l’omniprésence du travail dans leur vie reste un des facteurs facilitant leur adhésion à des réponses « toutes prêtes ».
Dans l’idéologie du travail, ce qui définit la vérité est uniquement la Raison. Les faits révélés ne constituent pas une source de vérité, tout du moins, dans le discours. C’est donc essentiellement la science, et progressivement, plus spécifiquement, la « science » économique quantifiante, qui sont devenues les sources de vérité pour l’Homo Economicus.
Si nous observons attentivement les pratiques et l’expérience quotidienne du travail, nous identifions cependant que l’idéologie du travail ne définit pas sa vérité universelle qu’à partir de la Raison mais également à partir de faits révélés et en mobilisant la foi, comme la religion chrétienne. Par exemple, en ce qui concerne les faits révélés, nous observons, au sein des entreprises, l’adhésion à des vérités universelles suggérées par des « proposeurs crédibles » (gourous du management, entrepreneurs à succès, etc.) qui, à première vue, sont cohérentes avec notre intuition. Ces faits révélés sont alors considérés comme raisonnables par les personnes et constituent alors les fondements de la vérité à laquelle nous nous fions pour agir.
Dans le prochain billet de cette série, je vous présenterai deux autres fonctions qui, je le pense, peuvent être considérées comme des facteurs clés de succès communs à l’idéologie chrétienne et celle du travail : définir une loi comme guide de nos actions et élaborer un dispositif permettant de renforcer le respect de la loi dictée par l’idéologie.
1 - FRANKL, Viktor (1959). « Man's Search For Meaning ».
2 - GOMEZ, Pierre-Yves (2012). « Religions et management : éléments pour un programme de recherche » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.
3 - LOCKE, John (1696). « The reasonableness of Christianity. As Delivered in the Scriptures ».
Incarnons-nous le devenir du christianisme?
Avec l’émergence d’une société occidentale rationalisée et matérialisée, l’idéologie portée par la religion chrétienne a connu un déclin progressif caractérisé par une perte d’audience significative (ce que Max Weber a appelé le désenchantement). Quelles autres formes de religion l'ont remplacée?
Un contexte favorable à la domination de l’idéologie du travail
Le contexte sociétal qui a favorisé la domination de l’idéologie du travail est certainement celui de la « mort de Dieu ». Avec l’émergence d’une société occidentale rationalisée et matérialisée, l’idéologie portée par la religion chrétienne a connu un déclin progressif caractérisé par une perte d’audience significative. Ce déclin, que Max Weber a qualifié de « processus de désenchantement », a laissé davantage de place à d’autres idéologies pour coloniser l’imaginaire des personnes.
L’émergence de la techno-science fut également un catalyseur de cette domination et un élément actif du réenchantement corolaire à ce déclin. La promesse de mettre fin au « savoir sauvage », d’abolir les mythes pour laisser place à la rationalité, de ne plus connaître la souffrance et d’avoir accès à la vie éternelle, a capturé l’élan vital de l’idéologie chrétienne. Dieu a été remplacé par la science universelle qui, elle, ne pouvait ni se tromper ni nous tromper.
Dans ce contexte, les idéologies qui se sont construites en opposition à plusieurs éléments caractéristiques et symboliques de la religion avaient plus de probabilité d’être mobilisées comme référentiel de prise de décision et ainsi de devenir dominantes.
Une idéologie distincte de l’idéologie chrétienne?
Bien que plusieurs idéologies se soient construites dans cette opposition, les racines profondes de l’idéologie chrétienne dans l’imaginaire collectif ont empêché ces nouvelles idéologies d’en être totalement exemptes. Par exemple, certains concepts centraux de notre vie en société, considérés aujourd’hui comme visiblement athées ou athéologiques, ont pourtant une provenance strictement et fondamentalement monothéiste : l’universel, le droit ou encore l’individu.
Comme le mentionne Jean-Luc Nancy, « seul peut être actuel un athéisme qui contemple la réalité de sa provenance chrétienne » (4). En effet, la religion chrétienne est inséparable de l’Occident : « toute notre pensée est de part en part chrétienne ». Cette affirmation met l'accent sur le fait que ces fondements judéo-chrétiens sont tellement intégrés à notre perception du monde que nous ne les distinguons plus, que nous les avons naturalisés.
Dans ce contexte, les idéologies qui se sont construites sur le postulat que la raison scientifique est la principale source d’émancipation, c’est-à-dire en se construisant en opposition à la dimension perçue comme non-rationnelle de la religion (la foi), n’ont-elles pas au contraire permis la perpétuation de l’idéologie chrétienne? En effet, construire une idéologie sur la base de la négation d’une autre, ne produirait-il pas seulement une version négative de l’idéologie considérée plutôt qu’une idéologie distincte? Nous pourrions alors nous demander si ces idéologies ont réellement substitué une partie de l’idéologie chrétienne ou si elles en ont plutôt perpétué une partie tellement significative qu’elles en sont par conséquent le devenir?
L’héritage
Pour illustrer cet héritage chrétien, nous pouvons mentionner le fait que certains concepts quotidiennement mobilisés aujourd’hui et qui façonnent la vie économique sont particulièrement caractéristiques de l’idéologie chrétienne: l’obéissance et l’autorité, l’engagement et la fidélité, le profit et le partage ou encore la dette et l’intérêt. Certains concepts employés spécifiquement dans les entreprises sont également caractéristiques de notions fondamentales pour l’idéologie chrétienne : «sentiment d’appartenance», «projet collectif», «leader», «gourou», «grand-messe» ou «communautés de clients».
Enfin, contrairement à ce qui est prôné, l’idéologie du travail requiert de « ses fidèles » une certaine foi en la rationalité économique. Des expériences quotidiennes illustrent les limites de cette rationalité et plusieurs intellectuels démontrent l’incohérence des projections réalisées mais les porteurs principaux de l’idéologie du travail continuent à demander aux personnes de croire à leurs promesses d’avenir malgré les paradoxes observables. Cette présence de la foi, dont je ne critique pas la nécessité, n’est toutefois pas assumée par cette idéologie qui s’est construite en opposition à cette caractéristique symbolique de l’idéologie chrétienne.
L’occultation du religieux
L’idéologie du travail est prétendue politiquement neutre et religieusement neutre. Accepter une telle affirmation serait, selon moi, faire fi des contextes sociétaux dans lesquels elle a émergé. Pourtant, en observant la fréquence des écrits académiques qui traitent du lien entre le management et la religion, je constate que c’est un sujet particulièrement exotique.
Cela suscite notamment une profonde interrogation, non pas sur la pertinence d’une telle question, mais plutôt sur la persistance d’une telle occultation.
Dans le prochain billet de cette série, je vais donc initier un premier exercice ayant pour objectif d’analyser la nature et l’envergure du lien entre l’idéologie chrétienne et celle du travail en identifiant notamment s’il existe des facteurs clés de succès communs à ces deux idéologies.
1 - NIETZSCHE, Friedrich (1887). « La généalogie de la morale ».
2 - WEBER, Max (1905). « The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism ».
3 - CAILLAT, Gérard, LEGENDRE, Pierre & BARDET, Pierre-Olivier (2007). « Dominium mundi, L'Empire du management ».
4 - NANCY, Jean-Luc (2005). « La Déclosion. Déconstruction du christianisme, tome 1 ».
L'idéologie et ses principes
Ces systèmes de pensée (composés de postulats, de représentations, de symboles, de valeurs, etc.) proposent un rapport à soi, à autrui et au monde qui répond plus ou moins aux besoins propres à la condition humaine. Pourquoi les fuyons-nous alors comme la peste?
Nous observons à travers l’histoire un répertoire diversifié de discours et de pratiques ayant permis de répondre aux besoins ontologiques de l’Homme discutés dans Le mouvement qui nous pousse à faire société (besoins de reconnaissance : amour, droit et estime sociale). Ces systèmes de pensée (composés de postulats, de représentations, de symboles, de valeurs, etc.) proposent un rapport à soi, à autrui et au monde qui répond plus ou moins aux besoins propres à la condition humaine. Ces systèmes de pensée permettent notamment aux relations intersubjectives (entre sujets) d’être médiatisées par des normes et des symboles partagés qui facilitent alors l’intercompréhension et donc la socialisation (l’intégration de l’Homme dans la société, donc sa survie).
L’idéologie
En capitalisant sur les réflexions de Louis Althusser, qui définit l’idéologie comme le rapport imaginaire, socialement construit, que les personnes ont avec leur existence, je vous propose de définir l’idéologie comme un vecteur de matérialisation et de transformation de l’être et des moments de son devenir au sein de relations intersubjectives. L’idéologie permet alors à l’Homme d’expérimenter, par l’intermédiaire de ces relations, un système éthique qui répond à ses besoins ontologiques et par la même occasion, lui permet d’exister.
L’idéologie a une portée éthique, c’est-à-dire qu’elle indique comment les êtres humains doivent se comporter, agir et être, entre eux et envers ce qui les entoure. Ces indications sont souvent partielles (ex : prescrivent les actions à mener dans le cadre sa vie familiale uniquement). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Homme mobilise une combinaison de ces idéologies pour répondre pleinement à ses besoins.
L’Homme, immergé dans une société où les autres produisent, transforment et incarnent en permanence différentes idéologies simultanément, mobilise donc ces idéologies, à la fois consciemment et inconsciemment, pour guider ses actions. Cette portée éthique lui confère également une autre dimension que celle d’un contenu fixe, à savoir celle d’une promesse d’avenir pour celui qui la mobilise.
Ces idéologies ne sont pas des innovations radicales, extérieures, mais la transformation et l’élargissement de formes historiques de communauté déjà existantes. Elles constituent une manière de penser entre elles des réalités préexistantes, c’est-à-dire de construire une cohérence aux paradoxes de l’expérience. L’Homme ne choisit donc pas, de manière autonome, les idéologies qu’il souhaite mobiliser ou non pour combler ses besoins ontologiques. Il est déjà, toujours, pleinement inscrit dans celles-ci et se représente lui-même à travers de nombreuses idéologies.
La domination de l’idéologie
Le succès d’une idéologie, à savoir sa mobilisation par une masse critique de personnes pour guider leurs actions quotidiennes et donner un sens à leurs expériences et à leur vie, dépend de plusieurs facteurs. Par exemple, l’adéquation avec laquelle ce système de pensée comble les besoins ontologiques de l’Homme est un des facteurs principaux. Également, sa capacité à substituer à l'idéal du moi de la personne (socialement construit par son expérience sociale précédente) à l'idéal du moi que l’idéologie propose en est un autre.
Un autre facteur pouvant fortement contribuer à sa domination par rapport aux autres idéologies est sa cohésion éthique, c’est-à-dire sa légitimité et sa crédibilité en fonction des perceptions subjectives de soi, d’autrui et du monde qui caractérisent les sociétés dans lesquelles elle se déploie (ex : une idéologie proposant une vision communautaire de l’Homme aura moins de probabilité d’être mobilisée dans une société où l’Homme, à l’échelle individuelle, est fortement valorisé).
La capacité d’une idéologie à répondre aux besoins ontologiques de l’Homme n’est donc pas universelle mais dépend au contraire du contexte dans lequel elle s’inscrit (ex : les idéologies qui donnent un sens à la vie pour des canadiens ne parviennent pas nécessairement à jouer le même rôle pour des népalais). Les idéologies dominantes sont donc celles qui, à un moment donné, répondent le mieux aux besoins ontologiques de l’Homme conditionnés dans un contexte donné.
Idéologies historiques
“« Il existe dans l’esprit humain certains comportements qui, derrière l’infinie diversité de leurs manifestations, demeurent les mêmes et remplissent les mêmes fonctions. »”
À observer l’histoire, il me semble que plusieurs idéologies aient rempli cette fonction : les religions (occidentales, orientales, monothéistes, polythéistes, etc.), les systèmes politiques (monarchies, dictatures, républiques, démocraties, etc.) et plus récemment l’idéologie postmoderne du travail portée par le discours du management.
Conscient du fait que le « christianisme » ou encore le « travail » ne soient pas un tout unis, mais davantage une série d’effets qui fait constellation, je vais m’intéresser, dans mon prochain billet, aux discours et aux pratiques qui portent ces idéologies plutôt qu’à leurs réalités respectives (ex : je ne m’intéresse pas aux besoins ontologiques comblés par le « travail » (qui est multiforme) mais aux besoins ontologiques comblés par le discours dominant sur le travail (celui du management) ainsi que par les activités interprétées par les personnes comme étant le travail).
Compte tenu de la prétendue « neutralité » de l’idéologie du travail, qu’elle soit politique ou encore religieuse, ceux qui contribuent à sa définition et à son évolution (tant les théoriciens que ceux qui l’incarnent) ne mettent pas de l’avant le fait qu’elle porte pourtant une dimension éthique. Nous verrons cependant que cette idéologie a un impact significatif sur la régulation des comportements de l’Homme dans les sociétés occidentales actuelles.
Nous pourrons alors nous poser la question suivante: de quelles manières l’idéologie occidentale postmoderne du travail, en particulier à travers le discours et les pratiques du management, répond-t-elle aux besoins existentiels de l’Homme?
1 - HABERMAS, Jürgen (1981). « Théorie de l’agir communicationnel ».
2 - ALTHUSSER, Louis (1972). « Politique et Histoire, de Machiavel à Marx : Cours à l'École normale supérieure de 1955 à 1972 ». Éditions Seuil, 2006.
3 - FOUCAULT, Paul-Michel (1978). « Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France de 1977 à 1978 ». Éditions Seuil en 2004.
Le mouvement qui nous pousse à faire société
Dieu répond à l’inconnu, à l’invisible, au mystère, à l’imprévisible. Il répond à notre besoin de savoir, de contrôler, de prévoir. Mais, si Dieu est mort, et que notre angoisse face au vide est propre à notre condition humaine, lui avons-nous aujourd’hui créé des substituts?
“Dieu est mort ! […] Et c’est nous qui l’avons tué ! […] Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? […] Ne sommes-nous pas forcés de devenir, nous-mêmes, des dieux?”
Dieu répond à l’inconnu, à l’invisible, au mystère, à l’imprévisible. Il répond à notre besoin de savoir, de contrôler, de prévoir. Mais, si Dieu est mort, et que notre angoisse face au vide est propre à notre condition humaine, lui avons-nous aujourd’hui créé des substituts? Avons-nous par exemple investi d’autres formes de transcendance dans notre société dominée par une rationalité qui a chassé, ou travesti, les formes de transcendance traditionnelles?
Dans un contexte économique, social et politique occidental en pleine crise de légitimité, inscrit dans une dynamique de « désenchantement » par rapport à la religion, et où la fréquence des changements augmente sans cesse, les Hommes cherchent, en réaction, de la stabilité et de nouveaux guides porteurs de discours enchanteurs. L’ordre économique, dont l’idéologie du travail est le cheval de Troie, est entré depuis plusieurs années en concurrence avec l’ordre religieux pour proposer un autre discours enchanteur et sa domination semble, à première vue, accomplie.
Au cours de cette série de billets, je vous propose d’étudier l’évolution de la place et des caractéristiques de l’idéologie du travail dans les sociétés occidentales post-modernes, d’en identifier les éventuelles similarités avec l’idéologie portée par la religion chrétienne et d’entamer sur elle un exercice de déconstruction visant à comprendre son rôle dans l’intégration sociale de l’Homme.
Pour ce premier billet, je vais donc introduire la série avec une réflexion sur ce qui pousse l’Homme à vouloir faire société afin de tenter de comprendre comment ce mouvement originel contribue à la domination de certaines idéologies en particulier, mais aussi comment, en retour, ces idéologies ont un impact sur cette dynamique fondamentale de socialisation de l’Homme.
L’origine du mouvement
L’Homme n’est pas un « individu ». Il n’est pas un sujet qui existe de manière isolée. C’est un sujet, social, qui n’a d’être que dans la relation avec autrui et qui, continuellement, par l’intermédiaire de l’expérience, expérimente le monde et agit en fonction de ce qu’il apprend de l’expérience. Il n’est ni un sujet totalement passif et privé de libre-arbitre (déterminisme social pur), ni un sujet pleinement libre et indépendant du social. Il façonne autrui, et donc la société, et est également façonné par elle, par l’intermédiaire d’autrui.
Mais qu’est-ce qui nous pousse vers l’autre, c’est-à-dire à la socialisation ? Est-ce ce que certains nomment « l’élan vital », une mystérieuse source motrice fondamentale, ontologique (propre à notre nature humaine), et principalement inconsciente ? Ou est-le calcul conscient et égoïste de l’Homme qui comprend rapidement l’intérêt instrumental de s’allier à autrui pour sa propre survie?
Pour de nombreux philosophes, ce mouvement originel qui nous pousse à faire société est principalement inconscient. Par exemple, Max Horkheimer, un des initiateurs de l’École de Francfort dans la première moitié du XXème siècle, mentionnait que « l’être humain mène sa propre vie par des pulsions inconscientes ou des forces de liaison irréductibles à la réflexion ». Il pointait alors ce qu’il décrivait comme les limites constitutives de la nature humaine. Cependant, pour la plupart des intellectuels, ce cul-de-sac n’est pas une réponse acceptable et plusieurs se sont donc essayés à proposer une description de ce mouvement originel qui conditionne notre socialisation.
Entre philosophie sociale et psychanalyse : les affects indociles à la réflexion
L’approche marxiste suggère par exemple le primat social de l’économie, c’est-à-dire que ce sont les échanges économiques qui conditionnent l’intégration sociale et donc les choix de nos actes pour faire société. Je vous propose cependant de fonder notre réflexion au cours de cette série sur une autre hypothèse, le primat de la reconnaissance. Bien que résultant d’une réflexion initiée par le jeune Hegel au début du XIXème siècle, celle-ci n’est arrivée à maturité que récemment (début des années 2000) avec le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth qui précise que ce sont les besoins de reconnaissance de l’Homme par autrui qui conditionnent le choix de ses actes.
Dans ce modèle intitulé « la lutte pour la reconnaissance », l’Homme est considéré comme étant pris dans une lutte continue et mutuelle pour sa reconnaissance par autrui. Il est donc poussé à l’expérience sociale de manière à combler ses besoins ontologiques de reconnaissance qui se déclinent selon trois dimensions que sont l’expérience de l’amour (qui donne accès à la confiance en soi), l’expérience juridique (qui mène au respect de soi comme personne de droits) et l’expérience de la solidarité (qui permet l’estime de soi).
Nous observons au quotidien que l’expérience sociale n’est cependant pas privée d’obstacles. De manière générale, l’Homme, dans cette lutte continue pour la reconnaissance, expérimente également des situations de mépris. Il vit davantage dans un « monde de déchirements » que dans un monde où il fait l’expérience de la pleine reconnaissance. De plus, les caractéristiques spécifiques de chaque société conditionnent cette dynamique fondamentale et nous observerons alors, dans le prochain billet de cette série, comment nos sociétés occidentales conditionnement le mouvement originel qui nous pousse à faire société. Nous verrons notamment, dans une perspective existentialiste, que le choix de nos actes serait peut-être davantage influencé, du moins dans sa dimension la plus consciente, par la réponse à notre angoisse existentielle.
Nous nous demanderons alors si ce conditionnement existentialiste du mouvement originel catalyse notre recherche d’un Dieu transcendant, que ce soit à travers la religion ou via le travail.
1 - GOMEZ, Pierre-Yves (2012). « Religions et management : éléments pour un programme de recherche » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ».
2 - WEBER, Max (1905). « The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism ».
3 - HORKHEIMER, Max (1972). « Traditional and Critical Theory ».
4 - HONNETH, Axel (2000). « La lutte pour la reconnaissance ».
5 - HONNETH, Axel (2006). « La société du mépris : vers une nouvelle Théorie critique ».
6 - HONNETH, Axel (2013). « Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie ».