La singularité de la Shoah
Ernest Nolte propose un argumentaire en faveur d’une révision de la nature et de l’envergure de ce qui constitue la singularité de la Shoah : Jurgen Habermas questionnera le rapport entre l'intérêt historiographique d'une telle démarche et le danger politique qu'il induit.
“S’ils veulent dire qu’Auschwitz fut un évènement unique, devant lequel le témoin doit en quelque sorte soumettre chacun de ses mots à l’épreuve d’une impossibilité de dire, alors ils ont raison.”
Les auteurs de la querelle des historiens ont été confrontés, de par l’objet, non pas premier, mais le plus visible, du débat, à des difficultés particulières : comment mener un débat « objectif », académique, autour d’un évènement tel la Shoah qui, dans l’imaginaire collectif, est chargé d’autant d’émotions et d’implications philosophiques non réductibles aux faits?
De l'impossibilité de nier la singularité d'Auschwitz
Le débat sur la singularité des « atrocités » commises par le régime nazi (ou « crimes nazis ») est porté à l’avant-scène de cette querelle lorsque Habermas dénonce la négation de cette singularité par Nolte. En dehors de la dimension rhétorique qui a pour objectif d’associer publiquement à Nolte l’image du « négationniste » ou du « révisionniste », connotée particulièrement négativement dans l’imaginaire collectif allemand, et donc de la décrédibiliser, Habermas critique plus précisément non pas la pleine négation de la singularité de la Shoah, mais sa réduction a une dimension essentiellement technique (la nature « quasi industrielle du gazage »).
Après avoir travaillé à reconquérir une image publique respectable (à quoi bon donner des arguments pour défendre sa thèse si au préalable nous n’avons pas gagné de la crédibilité auprès de l’auditoire?), Nolte déploie son argumentaire en faveur d’une révision de la nature et de l’envergure de ce qui constitue la singularité de la Shoah : oui les crimes nazis sont singuliers, mais, premièrement, il y a des précédents et des parallèles qui ne peuvent pas être négligés (méthode comparative) et, deuxièmement, il y a des causes contextuelles préalables qui ont favorisé leur émergence.
“Les faits ne changent pas, c’est notre regard qui change.”
Premièrement donc, plusieurs échanges sont consacrés à déterminer si d’autres crimes, dans l’histoire (celle qu’ils connaissent), sont « comparables » à la Shoah. Pour Nolte, une telle comparaison permet d’améliorer notre compréhension de la Shoah et nous permet de construire un rapport plus « sain » à celui-ci. Il cite par exemple le génocide arménien planifié et exécuté par le parti au pouvoir à l'époque (le Comité Union et Progrès), le génocide mené par les Khmers rouges, notamment avec Pol Pot, au Cambodge, mais aussi le massacre des hérétiques et des « infidèles » lors des guerres de religion en ce qui concerne l’aspect « annihilation » des crimes nazis. Il mentionne également la révolution iranienne avec la prise de pouvoir de l’Ayatollah Khomeiny pour illustrer d’autres mouvements idéologiques ayant été menés par des leaders charismatiques. Il aborde également le fait que, dans la majorité des cas, les conséquences les plus condamnables moralement sont le résultat d’intentions considérées comme vertueuses par ceux qui les perpétuent (il mentionne l’exemple de « l’annihilation » des individus ou même de classes sociales entières considérés comme des « parasites » lors de la période de modernisation de certains états aux États-Unis). Nolte précise alors que ceux qui ne voient pas de lien entre la violence et l’horreur de ces autres moments d'atrocité dans l'Histoire et le IIIème Reich « falsifient » l’histoire.
Mener ce questionnement est, selon Habermas, en soi, un danger. Celui-ci tend à banaliser la Shoah en la positionnement dans l’histoire comme un évènement important, comme d’autres, qui a certes quelques particularités, mais qui n’est que la continuité d’une suite d’actes barbares dont l’histoire est témoin.
Une horreur moins frappante, en première instance
Dans son livre, « Ce qu’il reste d’Auschwitz », Agamben pointe également deux éléments importants pour cette réflexion : l’horreur des crimes nazis s’illustre davantage dans la banalité du mal que dans l’énumération du nombre de victimes, mais aussi dans leur capacité à avoir transformé des hommes en non-hommes.
Deuxièmement, pour Nolte, comme pour les autres partisans de la thèse fonctionnaliste (notamment Hildebrand, Stürmer et Hilberg), le IIIème Reich n’est pas seulement le résultat du leadership charismatique d’Hitler dans un contexte socio-économique et intellectuel favorable à l’identification d’un bouc-émissaire tout désigné, mais également, et surtout, le résultat (sous la forme d’un lien nexus causal) d’une réaction défensive raisonnable, cohérente, voire légitime, face à la violence observée dans les crimes de guerre commis par les bolcheviks (et aidés par les juifs) contre la bourgeoisie lors de la révolution communiste de 1917.
Dans cette perspective, le IIIème Reich était considéré comme un mouvement de libération contre la « tyrannie de la pensée collectiviste » et protecteur de la violence issue de la collectivisation forcée (pour renforcer cette thèse, Nolte soulignent notamment qu’Hitler fut d’abord et avant tout un antimarxisme virulent avant d’être antisémite). C’est donc, selon Nolte, la peur engendrée par des crimes de guerre tels que les « meurtres de classe » commis dans les goulags qui a engendré les « meurtres de race » qui ont eu lieu dans les camps de concentration et d’extermination. Auschwitz n’est donc pas l’acte premier, car, par exemple, les goulags sont plus originels. Auschwitz n’est alors qu’une copie aliénée, déformée, d’actes barbares ayant déjà eu lieu dans le passé.
Au sein de cette controverse, Meier semble prendre naturellement le rôle neutre d’arbitre et, selon moi, a le mérite de contribuer de manière constructive. Sans renier l’importance de déterminer la nature de la singularité de la Shoah (il encourage d’ailleurs la réflexion à ce sujet, mais en l’élargissant d’une dimension politique), il tente de recadrer les efforts de chacun en posant la question suivante : quelle que ce soit la nature et l’envergure de la singularité de la Shoah à travers l’histoire, cela change-t-il la nature et l’envergure des devoirs que doivent exercer, dans le présent, les Allemands? (Meier parle d’ailleurs de « crimes allemands » et non de « crimes nazis »)
Les Allemands et leur rapport au passé
Cette querelle est une source de réflexion particulièrement riche pour aider les Allemands à déterminer quelles responsabilités veulent-ils ou doivent-ils assumer dans le présent par rapport à leur passé. Dans les années 50 à 80, la construction de conscience historique des Allemands s’est faite principalement dans une logique de moralisation et de culpabilisation. Les crimes nazis constituent une imperfection morale dans l’histoire nationale allemande et les Allemands doivent donc en payer le prix, se repentir et se racheter. Habermas pour sa part confirme la nécessité d’encourager dans le présent et à l’avenir ce sentiment de responsabilité, mais à l’échelle collective et non à l’échelle individuelle qui ne doit concerner que ceux qui ont contribué à ces crimes. Et l’exercice est d’autant plus important que l’écart avec ces crimes s’agrandit. Ceci nécessite selon lui d’agir pour le maintien d’une « mémoire active de ces souffrances et de ces meurtres par des mains allemandes ».
“« Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre »”
Ce couple coupable/innocent, illustrant démagogiquement l’opposition artificielle du bien et du mal, et fréquemment mobilisé dans l’historiographie pour interpréter les faits historiques est à l’origine de nombreux maux. Hegel, déjà, soulignait l’importance de comprendre que les héros des tragédies grecques étaient tout aussi bien coupables qu’innocents, illustrant ainsi « la longue chaine qui lie la victime aux bourreaux » (Agamben).
L’équilibre est cependant difficile à trouver. Nolte considère au contraire que cette fonction de remémoration, exacerbée comme elle est en Allemagne depuis les années 50 (célébrations fréquentes, multiplication des espaces commémoratifs, etc.), génère à la fois une culpabilité malsaine source d’autres maux aussi dangereux, mais aussi un rejet naturel (défense psychologique) de la part de ceux qui ne se sentent pas concernés et qui sont las d’être associés à ces crimes. Alain Finkielkraut formule cela d’une manière intéressante en parlant du rapport des Français au colonialisme : « La bonne conscience nous est interdite, mais il y a des limites à la mauvaise conscience ».
De plus, il ajoute que les seuls efforts de commémoration ne garantissent pas la prévention de ces crimes et qu’au contraire, investir trop d’énergie dans ces actes peut créer un contexte favorable au retour d’une idéologie nationale-socialiste. Pour lui, au-delà de se remémorer, il faut être responsable face à la liberté gagnée. Alain Finkielkraut a encore une fois une formule qui complète bien ce point de vue : « À se souvenir d’abord, à se souvenir toujours, on oublie que le présent est ».
Conclusion
La querelle des historiens est une controverse qui, sous couvert d’un débat sur des faits historiques et leur interprétation, questionne davantage les implications éthique et politique de l’historiographie pour le présent et l’avenir. Elle accrédite la vision d’une historiographie incarnant le produit des conflits d’interprétations à travers le temps et dans laquelle les médias jouent un rôle significatif. Je partage le point de vue de Meier qui, citant Platon, encourage le débat qui vivifie les esprits et lutte contre l’enfermement dogmatique des convictions. Je partage aussi son constat vis-à-vis des protagonistes de la controverse : ils manquent définitivement d’humour!
L'histoire comme outil de pouvoir
Au sein de cette querelle, plusieurs fonctions de l’historiographie sont abordées, mais elles peuvent, à mon avis, être regroupées sous une seule et même fonction : celle de gouverner les hommes.
Au-delà des attaques individuelles mesquines qui polluent cette controverse, le questionnement sur les fonctions de l’historiographie (l’écriture de l’histoire) est une question fondamentale pour les historiens et pour la société en général. Elle questionne en effet notre rapport au passé et son impact dans le présent et pour l’avenir.
Au sein de cette querelle, plusieurs fonctions de l’historiographie sont abordées, mais elles peuvent, à mon avis, être regroupées sous une seule et même fonction : celle de gouverner les hommes. Stürmer l’illustre d’ailleurs avec cette phrase « Dans un pays sans histoire, le pays est contrôlé par ceux qui déterminent le contenu de la mémoire et interprètent le passé ». Pour Habermas, qui incarne la conception instrumentale de l’historiographie, celle-ci a pour fonction principale de créer du sens auprès des citoyens : elle possède donc une mission d’éducation publique à finalités politiques. L’impact affiché de cet outil de pouvoir pour le présent et l’avenir est pour lui le maintien d’une démocratie sociale en Allemagne.
Dans un contexte allemand qu’il juge favorable au retour de l’éthos national-socialiste, cette instrumentalisation idéologique du passé peut contribuer de manière significative à modeler une identité nationale allemande qui les protègera des dangers du passé et qui assurera l’avenir, mais aussi une histoire allemande géopolitiquement sobre et à laquelle il faudrait attribuer un sens supérieur, noble. Dans un contexte d’agitation populaire croissante autour de la question d’identité nationale dans la République fédérale, il considère qu’il faut mobiliser l’historiographie pour construire une relation productive des Allemands à leur histoire tout en maintenant leur conscience historique.
Pour Stürmer, comme pour Nolte, donner du sens à l’histoire n’est cependant pas le rôle des historiens. Il considère notamment que la construction d’un mythe à partir de faits historiques, qu’il possède un caractère positif ou négatif, constitue un danger pour la discipline qu’est l’histoire, car il devient alors nécessairement le support au développement dialectique d’une idéologie puissamment ancrée et légitimée.
Un des exemples qu’il mobilise concerne la « mythologie de la victoire contre le fascisme ». Pour Nolte, ceux qui ont contribué à l’historiographie des années 33 à 45 ont utilisé de manière excessive le lexique de la contrainte, du contrôle, mais ont surtout, dans un contexte de guerre froide, volontairement intégré les années de régime bolchévique et de régime nazi au sein d’un même concept de « totalitarisme ». L’impact d’une telle instrumentalisation de l’histoire, qui concède un caractère particulièrement négatif aux années de régime nazi, est, pour Nolte, que les discours libéral, démocratique et capitaliste, caractérisés par une rhétorique mettant l’emphase sur la liberté (vs. la contrainte) ou encore l’auto-régulation (vs. l’imposition par un état), se voient alors attribuer intrinsèquement une connotation particulièrement positive (le grand bien après le grand mal) et donc favorisant leur déploiement en Allemagne. Il précise d’ailleurs que c’est cette « mythologie de la victoire contre le fascisme », la victoire contre le mal absolu, qui a constitué la fondation de la République Démocratique Allemande (RDA).
Il fait la même démonstration avec le développement du sionisme fasciste qu’il considère être une réponse dialectique à l’antisémitisme européen dont l’horreur a été accentuée dans l’historiographie afin de justifier la fondation sans concession de l’État d’Israël. Enfin, il dénonce, dans l’historiographie instrumentale, l’utilisation excessive de la rhétorique, mais surtout du manichéisme (riches/pauvres, dominants/dominés ou plus spécifiquement dans ce contexte, Hitler et les SS/les autres) qui favorise le développement d’idéologies populistes dangereuses pour le pays.
Dans mon prochain billet, je partage avec vous les discussions passionnées des auteurs de cette querelle sur la singularité de la Shoah dans « l’Histoire »?
L'histoire peut-elle être objective?
La question est complexe et délicate : de quelle manière la période nazie peut et devrait être historicisée dans la conscience publique? Celle-ci entrainera l'épisode historique de l'Historikerstreit qui opposera deux visions de l'histoire : une vision objective et une vision interprétative.
“Le vœu de tous là-bas, le dernier vœu : sachez ce qu’il s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps jamais vous ne saurez.”
La querelle des historiens est un épisode absolument passionnant de l’histoire allemande. Elle désigne communément la controverse qui a eu lieu en Allemagne dans les années 80 concernant la place qu’occupe ou que devrait occuper la Shoah dans l'histoire allemande. Elle a eu lieu à travers une série d’articles publiés dans des journaux populaires. En lisant cette série d’articles (dans le livre Forever in the Shadow of Hitler), il m’apparaît cependant que la Shoah n’est « que » le support d’une conversation ayant d’autres motifs sous-jacents.
L’histoire peut-elle être objective?
Une des oppositions qui caractérise cette querelle est celle entre une vision objective et interprétative, plus généralement de l’historiographie (l’écriture de l’histoire), mais appliquée dans ce contexte à une question plus précise : de quelle manière la période nazie peut et devrait être historicisée dans la conscience publique?
Les porteurs de la vision « objective » (dont notamment Nolte, Stürmer, Hildebrand ou encore Hilberg), principalement des historiens de formation et de métier, incarnent la vision « scientifique » caractéristique du milieu académique. Cette méthodologie historiographique rigoureuse permet notamment de « chasser les légendes, les mythes et les analyses partisanes » (Stürmer). Elle a pour objectif l’atteinte, par l’intermédiaire de la Raison, de la vérité. Dans cette perspective, ils précisent que si le travail d’un historien l’amène à rendre les crimes nazis compréhensibles, cela n’implique pas pour autant qu’il soit antisémite.
Pour sa part, Jürgen Habermas, porteur de la vision interprétative, critique à plusieurs reprises ce positionnement méthodologique. Il reproche par exemple le fait que celui-ci a tendance à canaliser le débat sur des détails, à le techniciser, à en évacuer les émotions, et à détourner ainsi l’attention de la dimension éthique, politique ou philosophique, plus englobante, qui caractérise ces faits. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il souligne le risque révisionniste associé. Des lecteurs non spécialistes du sujet ou qui n’ont pas pleinement les compétences pour identifier ces nuances subtiles, peuvent facilement faire des raccourcis simplistes ou encore entrer dans le jeu du relativisme absolu, ce qui, dans certains contextes, peut, trivialiser les crimes nazis et donc raviver l’éthos national-socialiste.
Par exemple, utiliser des termes comme « so-called annihilation of Jews » peut effectivement être compris par des spécialistes comme une manière de souligner l’utilisation rhétorique du terme « annihilation » dans un contexte politique où les auteurs veulent marquer l’horreur des actes commis. Mais pour des lecteurs non initiés, et encore plus pour des lecteurs déjà sceptiques, cela peut être perçu davantage comme une manière de souligner le fait qu’au final, parler d’élimination des juifs est un terme un peu exagéré et qu’il faut relativiser ce qu’il s’est vraiment passé.
Ce ne sont cependant pas les historiens qui possèdent à eux-seuls les connaissances et les compétences pour déterminer quelles sont les conséquences du passé sur le présent et comment nous devrions les gérer aujourd’hui. D’autres citoyens se sont d’ailleurs prononcés sur la question dont Giorgio Agamben. Il souligne à juste titre que l’analyse objective de l’histoire est nécessairement incomplète, non pas par manque de rigueur, mais plutôt par l’impossibilité de sa quête à laquelle la réalité la soumet. « L’aporie d’Auschwitz est l’aporie même de la connaissance historique : elle démontre la non-coïncidence des faits et de la vérité, du constat et de la compréhension » (Agamben, 1999). L’histoire des camps est irréductible aux éléments objectifs qui la constituent. L’impossibilité d’accéder à l’intime et au non-dit ainsi que les limites de l’intelligibilité expliquent en partie ce constat.
Les porteurs de la vision « interprétative » considèrent pour leur part que nous n’accédons jamais au réel, à la vérité objective des événements, et que nous sommes donc tous des interprètes de l’histoire. Dans cette perspective, il est essentiel de prendre conscience de nos grilles d’interprétation afin de garder une distance critique face aux résultats issus de notre interprétation. Mais surtout, plutôt que de nier qu’il y ait une intention sous-jacente à notre travail historiographique, il est préférable de l’expliciter et d’assumer que cette historiographie se fait dans une direction donnée.
L’historiographie n’est effectivement pas sans dangers, et donc sans responsabilités.
Dans le prochain billet, nous nous questionnerons sur la proposition de Jürgen Habermas qui nous recommande d’instrumentaliser le passé pour servir des objectifs politiques et sociaux contemporains dont l’étouffement de l’ethos national-socialiste qui menace selon lui l’Allemagne.
Le fondement d'une nouvelle théorie sociale
Poils à gratter institutionnels, la circulation de leurs idées depuis près de 80 ans a contribué à entretenir la fibre révolutionnaire chez plusieurs autres intellectuels qui aujourd’hui mobilisent et réactualisent leurs contributions pour tenter de franchir le pas qu’ils n’ont jamais réussi à franchir avec la Théorie critique, à savoir celui d’une Théorie critique à portée pratique.
Une constellation intellectuelle à la fois mouvante et antagoniste mais avec des fondements communs
Horkheimer, Habermas et Honneth ont fortement contribué à la construction d’une théorie sociale à la fois source de compréhension des contradictions de la société et des pathologies sociales de leur époque mais également source de transformation, même si cette dimension est davantage questionnée malgré le succès récent et encourageant de la théorie de la reconnaissance ainsi que le regain d’attention accordé à leurs travaux.
Au-delà leurs divergences théoriques et pratiques, et grâce au fil conducteur de la réflexion sur la Raison, nous pouvons dégager comme fondements communs de leurs propositions de théorie sociale le fait que celle-ci doit être de nature interdisciplinaire, qu’elle doit rendre compte des tendances contradictoires de la société, qu’elle accepte l’impossibilité d'accéder à une connaissance rationnelle de la totalité, qu’elle assume sa perspective émancipatrice (c’est une théorie critique) ainsi que sa dimension éthique (notamment la recherche de justice sociale), qu’elle considère les individus constituant la société comme des acteurs et non des observateurs, qu’elle critique les formes de théories partielles et partiales tout en acceptant d’en incorporer la part de vérité, et qu’elle s’inscrit réflexivement dans un contexte historique et intellectuel. Il est toutefois important de rappeler que, en cohérence avec l’esprit même de leur travail, leurs contributions s’inscrivent moins dans un « corpus immuable d’idées qu’une attitude résolument critique à l’égard du présent et à la prétention à la connaissance totalisante de certaines disciplines, théories ou chercheurs » [4].
Poils à gratter institutionnels, la circulation de leurs idées, diffuse mais continue, dans les milieux académiques allemands puis dans les milieux académiques, politiques et citoyens internationaux depuis près de 80 ans a contribué à entretenir la fibre révolutionnaire chez plusieurs autres intellectuels qui, aujourd’hui, en écho aux nouvelles pathologies sociales ainsi qu’à l’émergence et l’intensification des mouvements sociaux, mobilisent et réactualisent leurs contributions pour tenter de franchir le pas qu’ils n’ont jamais réussi à franchir avec la Théorie critique, à savoir celui d’une Théorie critique à portée pratique.
Le fondement d’une nouvelle théorie sociale
« Seul un tremblement de terre nous rend attentif au fait que nous avions tenu pour inébranlable le sol sur lequel nous nous tenons et marchons tous les jours » [2]. Le crash boursier de 1929, le nazisme, le stalinisme, les mouvements d’indépendance des années 50-60, les crashs pétroliers de 1973 et 1979 ou le printemps arabe de 2010, autant d’événements qui, socialement, sont vécus comme de véritables tremblements de terre. L’augmentation de la fréquence et de l’intensité des mouvements sociaux, par ailleurs davantage portés par des citoyens que par des institutions (ONG, OBNL, etc.), indiquent peut-être le début d’une période de l’histoire où la remise en question des valeurs et du fonctionnement de la société dépassera la sphère académique et s’introduira plus largement et de manière plus durable dans l’espace public.
Et lorsque cela sera le cas, quelle sera l’utilité des travaux de l’École de Francfort? Leurs contributions se limite-t-elle à avoir participé au tissage du tissu systémique d’arrière-plan nécessaire à l’émergence d’un tel mouvement social ou auront-elles aussi une utilité pratique, au-delà de la prise de conscience des situations de domination, pour agir? Est-ce que l’emphase sur des enjeux davantage psychologiques à l’échelle individuelle couplée à une tendance sociétale occidentale à l’individualisme du « moi-je d’abord » permettra quand même un agir collectif?
Me concernant, l’effet fut, et je le confirmerai avec davantage de recul, de contribuer à ma capacité d’émancipation individuelle et à contribuer à l’émancipation collective. Formé, ou pour choisir un terme équivalent mais qui illustre davantage l’exercice réalisé, conditionné, au positivisme à travers cinq années de sciences pures puis quatre années de sciences économiques et de la gestion, l’exposition aux réflexions, aux limites et aux perspectives des auteurs qui s’inscrivent dans le projet des « compagnons de l’autonomie » m’a permis de prendre davantage conscience des critères à appliquer pour construire une théorie sociale critique à visée pratique. Je poursuivrai cependant cette réflexion dans une perspective où la théorie n’a pas seulement pour objectif de décrire ce que les hommes font mais qui assume une dimension partisane et éthique, peut-être naïve, en décrivant alors aussi ce que les hommes peuvent faire.
Honneth, faire société sans faire souffrir
Une fois de plus dans l’histoire de l’École de Francfort, le sentiment d’incompréhension qui habite l’un de ses contributeurs lorsqu’il observe des sujets opprimés agir de manière non-conforme à leurs intérêts rationnels ainsi que l’incapacité de la théorie sociale critique proposée à expliquer cette réalité sociale, va l’amener à chercher une réponse dans la psychologie et psychanalyse.
Avec l’accroissement et la diversification des échanges intellectuels entre les pays qui caractérisent la deuxième moitié du 20ème siècle, la fertilisation croisée souhaitée par le projet interdisciplinaire de l’École de Francfort va pouvoir être pleinement effective pour Honneth. Les bénéfices d’une telle approche ne tarderont d’ailleurs pas. Honneth va en effet enrichir les travaux de la Théorie critique avec le pragmatisme américain mais également avec les progrès en matière de sciences cognitives (théorie de l’apprentissage, du langage, etc.).
Une fois de plus dans l’histoire de l’École de Francfort, le sentiment d’incompréhension qui habite l’un de ses contributeurs lorsqu’il observe des sujets opprimés agir de manière non-conforme à leurs intérêts rationnels ainsi que l’incapacité de la théorie sociale critique proposée à expliquer cette réalité sociale, va l’amener à chercher une réponse dans la psychologie et psychanalyse. Alors que pour Horkheimer, l’intégration de certaines théories freudiennes lors de son exil new-yorkais avait pour objectif d’éclairer les motifs du peu de résistance dont a fait preuve une grande partie du peuple allemand lors de la seconde guerre mondiale, pour Honneth, ce recours interdisciplinaire provient en grande partie de sa conviction envers la nécessité de respecter une conception empirique de la construction théorique [6].
En construisant alors une théorie critique de la société dont les déductions pratiques correspondent aux phénomènes sociaux observés, il propose d’établir les fondements de la théorie sociale sur une conception davantage conflictuelle que consensuelle des rapports sociaux où l’individu est, pour sortir de l’idéalisme moral, caractérisé par des pulsions inconscientes et donc irréductibles à la réflexion. Il va donc effectuer une genèse des affects inconscients dans l’histoire individuelle des sujets [4] qui l’amènera dans une phénoménologie des blessures morales à l’origine de sa théorie de la reconnaissance.
Mis sur la piste du concept de « reconnaissance » par les travaux du jeune Hegel, Honneth va faire de ce concept opératoire du point de vue empirique et à teneur normative le pivot d’actualisation de la théorie sociale critique potentiellement définissable en agrégeant les contributions des générations précédentes. Il définit la reconnaissance comme un « acte performatif de confirmation intersubjective par autrui des capacités et des qualités morales que se prêtent des individus, des sujets ou des groupes ancrés dans un monde social vécu » [6]. À travers les expériences vécues par les individus à différents moments de leur vie, certains de ces actes peuvent résulter en l’absence de confirmation par autrui et induire alors des dénis de reconnaissance. C’est à partir de telles situations que la lutte pour la reconnaissance se met en marche de manière à rétablir se rapport à soi (identité morale) blessé. Ces situations de déni peuvent apparaître à trois niveaux (rendus distincts par le processus de différenciation des sphères d’activité sociale à travers l’histoire) : au niveau de la reconnaissance amoureuse, de la reconnaissance juridique ainsi que de la reconnaissance culturelle [6].
Sommairement, je peux résumer la reconnaissance amoureuse comme étant une forme primaire de reconnaissance basée sur l’obtention d’un équilibre entre l’état de dépendance et l’autonomie de soi et permettant de consolider la confiance dans son rapport à soi; la reconnaissance juridique, qui présuppose l’intériorisation abstraite et l’objectivation d’un autrui-généralisé juridico-moral capable de poser des jugements pratiques, vise le développement du respect de soi via un engagement au respect d’autrui; enfin, la reconnaissance culturelle concerne la reconnaissance que l’individu accorde, à travers le travail social, aux autres individus singuliers qui forgent la société en tant que communauté éthique et qui résulte en l’estime de soi. Un tel modèle suggère alors qu’un rapport positif à soi-même se construit dans un rapport non-pathologique à autrui.
Les impacts de la substitution du primat de l’économie par le primat de la reconnaissance sur les caractéristiques d’une théorie sociale critique sont nombreux.
Premièrement, une telle construction théorique implique que les pathologies sociales ont une origine affective, celle du déni de reconnaissance et se manifestent par des symptômes psychologiques tels que le sentiment de mépris et d’humiliation. Nous ne pouvons en effet atteindre de consensus collectifs rationnels entre individus sans assumer la relation d’indépendance dans laquelle nous emmaillotent nos besoins de liaison inconscients et sans reconnaître les uns les autres aux trois paliers de reconnaissance décrits. Dans cette perspective, l’atteinte d’un objectif d’autoréalisation de l’individu ainsi que de bien commun pour l’ensemble des individus de la société implique que chaque individu assume pleinement sa dimension collective, intersubjective et coopérative. Honneth s’inscrit ainsi dans la lignée d’Habermas en ce qui concerne le positionnement de l’individu en tant qu’acteur et non observateur dans la théorie sociale, ce qui l’amène à accorder un potentiel d’émancipation à l’individu qui peut alors travailler à s’extraire de cette dynamique pathologique via l’atténuation voir l’oubli de la souffrance émotionnelle associée à des situations de déni de reconnaissance.
Deuxièmement, le phénomène de réification du monde vécu a, lui aussi, pour origine le déni de reconnaissance. La non-considération du sous-bassement affectif qui lie l’individu à autrui se traduit par une réification de son rapport à autrui et donc de son rapport à lui-même, c’est à dire tant au niveau objectif, subjectif qu’intersubjectif. Ce rapport qu’entretient aujourd’hui l’individu avec lui-même et avec le monde est en particulier influencé par les institutions qui composent son environnement social et qui ont institutionnalisé dans la plupart des sphères d’activité sociale des principes normatifs définissant les conditions de l’inclusion sociale. Compte tenu du fait que les principes économiques ne se limitent pas à assurer leur fonction de régulation des échanges marchands mais régulent désormais l’intégration sociale, ces conditions sont principalement issues de l’infrastructure morale des sociétés modernes capitalistes.
Troisièmement, la fonction du travail dans la théorie sociale critique évolue. D’abord, les évolutions techniques et technologiques ont diminué l’intensité des souffrances physiques ainsi que la centralité du travail, lui faisant ainsi perdre sa position de lieu privilégié pour observer les phénomènes de domination et par conséquent de lieu privilégié pour penser les pratiques d’émancipation. Ensuite, dans la théorie de la reconnaissance, tous les individus reçoivent, théoriquement, en contrepartie de leur contribue sociale performante dans la sphère de production, la reconnaissance appropriée sous la forme d’une compensation statutaire [6]. Or, l’observation de l’accroissement des expériences négatives qu’engendre chez les individus le travail semble indiquer qu’il constitue toujours un lieu de souffrance, cette fois-ci de souffrances davantage psychologiques, qui nourrie chez les travailleurs une dynamique croissante de déni de reconnaissance dont l’impact sur les rapports sociaux est considérable. Enfin, le travail reste investi d’une dimension morale pratique compte tenu du fait qu’il est le siège de pratiques de réappropriation des règles techniques imposées par les organisations, formant ainsi un espace d’auto-contrôle source de pratiques conformistes mais aussi anticonformistes [4] (indiquant la persistance d’une activité qui ne se restreint pas à une finalité instrumental).
Avec ses travaux, Honneth semble vouloir établir les principes normatifs fondateurs d’une théorie sociale critique se rapportant à l’empirie, principes qui constitueront les guides d’action pratique des individus pour s’émanciper. Cette visée normative du sociale induit une conception téléologique de l’histoire [4], conception qui se distingue alors fortement de la dialectique négative d’Adorno, et nous amène à considérer la modernité, dans une perspective dialectique positive entre reconnaissance et morale, comme un projet inachevé. De plus, dans sa volonté d’articuler la portée descriptive de la théorie de la reconnaissance (qui mobilise le processus de socialisation morale des individus guidé par les valeurs fondatrices des sphères de reconnaissance, à savoir l’amour, l’égalité et la solidarité) avec la portée prescriptive d’une théorie morale [4] (qui mobilise le processus d’intégration morale des individus au sein d’une structure de l’éthicité), Honneth a construit les bases prometteuses d’une éthique politique de la reconnaissance centrée sur une conception plurielle et progressive de la justice sociale. Dans ce modèle de la théorie sociale, une société est juste si elle peut garantir aux individus qui la composent un environnement institutionnel qui n’entrave pas leur autoréalisation sur le plan éthique.
Habermas, le réajustement démocratique
En proposant une conception de la rationalisation sociale suffisamment large pour sortir d’une critique des formes de rationalité unilatéralement guidées par la recherche de finalité, il critique et fournit une solution au constat paralysant d’une domination de la société par la raison instrumentale et d’une universalisation de la réification.
Habermas est, en grande partie, le produit du programme de « rééducation » mené dans les écoles allemandes par les alliés, suite à la seconde guerre mondiale, pour tenter d’éviter la rechute dans la barbarie nazie. Il a donc été fortement sensibilisé, pour ne pas dire conditionné, à considérer le processus démocratique comme le vecteur optimal de consensus, « d’entente communicationnelle » (obtenue seulement sous la contrainte des arguments) ainsi que la condition nécessaire à l’établissement d’un État de droit démocratique. Il s’inscrira par conséquent dans la construction d’un marxisme réformiste qui assume la pertinence de certaines innovations de la modernité comme l’État, les partis ou encore le parlement tout en gardant une distance critique quant à leurs fonctions.
Avant d’identifier quels sont les impacts de la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas sur la proposition de théorie sociale que nous pouvons déduire de ses travaux, j’aimerais d’abord expliciter quelques points centraux de cette théorie de l’action.
L'audace du retour à un espoir
Dans cette refonte intersubjectiviste de la Théorie critique qu’induit l’intégration du processus démocratique comme action fondatrice des systèmes sociaux, et afin de renouer avec l’optimisme émancipatoire du marxisme, Habermas démontre que cette interaction entre les individus constitue le processus d‘émancipation politique et que celle-ci ne requiert pas un retour à la nature pour être effective mais peut tout à fait être réalisée dans un contexte historique de réification. Il dépasse ainsi les limites établies par Horkheimer et Adorno qui, en conservant la centralité du travail comme dynamique sociale fondamentale, ne pouvaient concevoir cette potentialité sans une transformation radicale du travail, réduisant ainsi la probabilité que cette émancipation soit possible.
Pour justifier du point de vue théorique cette prise de position, Habermas propose avec sa théorie de l’agir communicationnel de distinguer deux modes d’action, c’est à dire deux processus de rationalisation socioculturel : le travail (toujours vu comme l’appropriation sociale de la nature) et l’interaction (sociale). Le premier doit se conformer au schéma de la mise à disposition technique de l’être, c’est à dire à travers la maitrise objective acquise par le travail de la science sur les processus naturels et sociaux, et est donc le lieu de la rationalité instrumentale (qu’il appelle également rationalité finalisée) où s’opère la reproduction matérielle du monde social. Le second suit le schéma de l’entente pratique intersubjective, c’est à dire à travers le processus de communication entre sujets socialisés qui s’inscrivent dans un cadre normatif et où s’opère la reproduction symbolique des schémas socioculturels propres au monde vécu. Elle est pour sa part le lieu de la rationalité sociale que Habermas ne considère justement pas comme, à l’origine, une extension de la rationalité finalisée mais à un gain de rationalité communicationnelle.
En introduisant cette vision duale du processus de rationalisation socioculturel, il distingue également, et c’est certainement ce qui constitue la clé de voûte de sa théorie sociale, deux niveaux de coordination sociale : le monde vécu et le système.
Le premier réalise sa mission de coordination sociale au moyen de l’activité communicationnelle qui, afin de ne pas recommencer à zéro à chaque interaction et d’atteindre de manière optimale un consensus, s’inscrit dans un horizon de précompréhensions (normes, croyances, etc.) intersubjectivement et implicitement partagées, c’est à dire qu’il mobilise les hypothèses d’arrière-plan intersubjectivement reconnues et préalablement intégrées dans tout processus de communication. Il s’éloigne ainsi du concept kantien d’autonomie intégré aux premières réflexions de la Théorie critique (conscience monologique de soi en résistance aux mécanismes d’intégration sociale psychiquement intériorisés) pour se rapprocher d’une conception intersubjective de l’autonomie où les règles pratiques sont validées au sein des rapports quotidiens interpersonnels ou institutionnels de communication.
Dans cette perspective, le monde vécu constitue alors le produit historique des efforts d’interprétation langagière et d’entente mutuelle des générations précédentes, généré par l’agir communicationnel, c’est à dire la matrice de nos coordinations rationnelles. Nous verrons par la suite qu’il constitue notamment ce que la raison thématise de manière de plus en plus différenciée dans la modernité, par l’intermédiaire d’institutions politiques (partis, Parlement, etc.) ou d’institutions académiques (à travers les sciences en particulier). Son interprétation pragmatiste de la raison instrumentale l’amène a reformuler ce qu’Horkheimer désignait comme formes de rationalité technique ce qu’il appelle désormais les « objectivations d’actes instrumentaux fixés et généralisés sur le plan linguistique ».
Le second remplit sa mission de coordination sociale à travers des médiums régulateurs qui peuvent ainsi condenser l’intercompréhension et l’entente langagière mais également purement et simplement les remplacer, mettant ainsi à jour une dimension potentiellement morale à ce second processus de rationalisation. Il identifie notamment l’argent et le pouvoir comme constituant des exemples de médiums régulateurs contemporains. C’est d’ailleurs, selon Habermas, l’empiètement de ces régulateurs systémiques sur les domaines pratiques de l’activité communicationnelle, qu’il appelle « colonisation du monde vécu » et qui se caractérise par une altération des conditions de la reproduction du monde social, qui induit les pathologies sociales. Dans cette perspective, il considère alors le phénomène de réification comme la déformation pathologique des infrastructures communicationnelles du monde vécu.
Avec ce nouveau dispositif de la théorie sociale, profondément innovant, la position de Habermas vis-à-vis de la Raison diffère désormais fortement de celle de ses prédécesseurs : il suggère une détranscendantalisation de la Raison qui dépasse le modèle d’une raison individuelle, subjective et mentale, dominé par le paradigme de l’opposition du sujet et de l’objet pour un modèle d’une raison construite intersubjectivement entre des sujets, mais surtout, il propose de considérer la rationalisation socioculturelle comme un processus normal, essentiel et même source potentielle d’émancipation.
Les déséquilibres socialement pathologiques induit par la raison instrumentale, désormais observables au sein de l’interaction langagière, ne sont en effet pas dus à son essence, mais à un déséquilibre entre rationalité instrumentale et rationalité sociale. En effet, pour Habermas, une société caractérisée par la présence d’un pouvoir étatique fort et un rôle central de l’argent induit, via des inévitables processus cognitifs d’apprentissages (qui ne sont pas insensibles aux discours institutionnels scientifiques ou esthétiques), la colonisation, voir la substitution à, l’entente langagière par les média régulateurs que sont l’argent et le pouvoir qui constituent alors des formes indépendantes de coordination de l’agir social.
C’est donc ce phénomène qui, selon lui, contribue à la constitution de systèmes d’action organisés sur le modèle dominant d’une rationalité finalisée mais surtout leur pénétration au sein de ces zones de la vie sociale qui reposent constitutivement sur les processus d’entente communicationnelle, causant alors la colonisation des mondes vécus selon cette logique instrumentale. Pour le dire davantage dans les termes employés par Habermas, la modernité se caractérise par une « réification de la pratique communicationnelle courante » qui induit une monétisation et bureaucratisation des domaines de l’action.
En contrepartie, un tel diagnostic révèle aussi que, dans une perspective où des orientations normatives et des interprétations de la vie se développeraient dans le sens d’une critique de la domination, ce même mécanisme collectif pourrait tout aussi bien amené à une auto-démystification (que le marxisme localisait uniquement dans le travail social) puis à une décolonisation du monde vécu qui porterait de surcroit le potentiel d’être politiquement organisée. La théorie sociale critique ne doit alors plus concentrer ses efforts sur la recherche d’une « contre-rationalité » dans les manifestations d’une expérience mimétique de la nature (dynamique qui l’éloigne d’ailleurs de l’action politique) mais dans des espaces d’action empiriques (qui constituent l’espace public) que l’évolution des structures sociales a placés sous la pression normative de la discussion.
Dans ce modèle démocratique et pratique de l’action politique, l’ensemble des individus qui constituent la société retrouve un rôle politique actif au sein du projet d’émancipation et la responsabilité du succès de ce projet dépend désormais davantage du collectif à travers un processus coopératif d’apprentissage de sujets individuels. Même si nous observons aujourd’hui l’intensification de mouvements de résistance quant aux tentatives de colonisation des mondes vécus, ils n’émergent plus, ou presque plus, dans les sphères de la reproduction matérielle (les partis et les syndicats ne jouent plus fondamentalement ce rôle) mais davantage dans les sphères de la reproduction culturelle et de l’intégration sociale.
Conserver la capacité autoréflexive d’une théorie sociale critique en conciliant son optimisme démocratique
Bien que plusieurs forces et limites aient été identifiés dans les paragraphes précédents, j’aimerai poursuivre le déroulement de quelques critiques en quittant le registre descriptif propre à l’explication des fondements de la théorie de l’agir communicationnel.
Les travaux d’Habermas permettent de construire une théorie sociale critique sur une position davantage constructive que défensive comme ce fut le cas de la première génération. En proposant une conception de la rationalisation sociale suffisamment large pour sortir d’une critique des formes de rationalité unilatéralement guidées par la recherche de finalité, il critique et fournit une solution au constat paralysant d’une domination de la société par la raison instrumentale et d’une universalisation de la réification.
La dimension technique de sa théorie et l’optimisme social-démocrate qui l’anime semblent cependant anesthésier sa capacité réflexive vis-à-vis de ses travaux, dimension pourtant essentielle à une théorie sociale critique. Cela se manifeste notamment en ce qui concerne le rôle du langage dans les réalités sociales sur lesquelles se sont construites les réflexions de l’École de Francfort mais aussi par sa tendance à gommer la conflictualité sociale. Le langage communicationnel et signifiant est en effet un véhicule potentiel d’oppression objectivante sur la nature et peut induire l’abstraction d’une réalité essentiellement plus riche de cette nature. Les structures de communication en elles-mêmes possèdent indiscutablement un potentiel d’émancipation mais elles renferment également le contrepoids associé qui est celui de la domination. Il est tout à fait compréhensible que pour sortir du « Grand hôtel de l’abime », Habermas ait voulu faire preuve d’un optimisme revigorant mais il aurait pu également respecter davantage les critères d’une théorie critique en faisant plus de place à l’identification des limites de certaines de ses propositions.
Il peut être également pertinent de souligner que l’objectivité scientifique et l’apparente neutralité que dégagent les travaux d’Habermas ainsi que la circonscription du concept de travail à sa fonction de reproduction sociale (l’éloignant ainsi de sa capacité émancipatrice) peuvent contribuer à extraire le contenu moral pratique du travail et à masquer la dimension normative illustrée par certains engagements de valeurs, sous-jacentes à ses propositions, telles que la conformité ou la valorisation du statu quo.
Horkheimer, la Raison comme source de pathologie sociale
En résumé, et de manière plus imagée, pour Horkheimer, avant la mise à disposition de la nature par le travail qu’a initié l’Homme, la nature était en mouvement. En y appliquant la logique formelle de la raison, il l’a figée. La finalité du travail critique est alors de lui redonner du mouvement avec un rythme que ne peut pas donner une raison sclérosée.
Un regard critique sur notre manière de faire société
L’objectif de cette série d’articles est d’identifier, à l’aide de trois textes écrits respectivement par Max Horkheimer, Jünger Habermas et Axel Honneth, les hypothèses du cadre théorique que chacun d’entre eux propose pour comprendre et analyser les rapports sociaux au sein d’une société.
Compte tenu de leur volonté commune de contribuer à fonder une théorie sociale critique, c’est à dire à portée émancipatrice, nous trouvons dans leurs travaux, à des degrés d’approfondissement différents selon l’auteur, à la fois les critères requis pour un fonctionnement adéquat de la société (selon leur vision de la finalité d’une société), les causes du dysfonctionnement observé ainsi que les voies d’émancipation potentielles.
Les sources rationnelles des pathologies sociales
Pour Max Horkheimer, qui fut le premier personnage emblématique de l’École de Francfort, les différentes étapes de « pathologisation » d’une société, c’est à dire l’ensemble des phénomènes ayant mené aux enjeux que nous vivons aujourd’hui, pourraient se résumer ainsi :
- L’histoire est gouvernée par la raison : dans la continuité du marxisme radical, rêvant au sublime de la révolution et convaincu que l’histoire illustre la montée en puissance ininterrompue d’une rationalité instrumentale, d’une raison effective dans l’histoire, il considère la raison instrumentale comme totalitaire (du fait de ses ambitions totalisantes) et ayant trahit les espoirs d’émancipation que les Lumières lui attribuaient. En effet, le potentiel émancipatoire de la rationalité disparait au profit d'une raison froide, abstraite, qui nous ramène à la logique aveuglante du mythe. Celle-ci soustrait au domaine d’interprétation des expériences d’interaction les réalités naturelles pour ensuite les objectiver sur la base d’opérations de logique formelle et ainsi les rendre techniquement utilisables : l’appropriation de la nature par l’Homme se fait donc au coût de l’extinction de toute sensibilité communicationnelle.
- Universalisation de la rationalité instrumentale via la pratique de l’échange marchand : le triomphe du capitalisme accroit le pouvoir de subordination de la raison (diminution de l’autonomie des individus) qui devient quasi-exclusivement instrumentale (pour Adorno, celle-ci l’est totalement mais Horkheimer semble davantage considérer que le capitalisme a induit une atrophie majeure de la rationalité sociale et n’abandonne par conséquent pas complètement toute dimension émancipatrice de la Raison). Horkheimer prend donc désormais pour fondement de la théorie sociale l’hypothèse de la sociologie marxiste du primat de l’économie : les échanges marchands déterminent les rapports sociaux. Le capitalisme a donc contribué à imposer une forme de rationalité unique au contexte de vis des individus dont les rapports sont donc désormais unilatéralement conditionnés par la raison instrumentale : c’est cette altération de leurs consciences qui constituent la principale source de pathologie sociale. De par l’objectif central de la théorie critique de libérer les hommes des circonstances qui les condamnent à la servitude, il cherche donc à renverser cette transformation de la nature par l’économie, c’est à dire un retour à la nature.
- Impossibilité du retour à la nature : le phénomène de réification (qui constitue alors le mécanisme central de régulation sociale) induit par cette déformation de la Raison (devenue instrumentale car restreinte et déficitaire) et son universalisation amènent les individus à agir de manière purement stratégique, selon leur propre intérêt, et empêche ainsi la réalisation de l’idéal d’autoréalisation coopérative qui doit amener les individus à une vie réussie.
- Voies d’émancipation : Horkheimer considère que le dévoilement, via la prise de conscience des individus, des phénomènes aliénants dissimulés peut contribuer à libérer les individus. Il suggère notamment que la souffrance générée chez les individus par l’impossibilité de se réaliser (en référence à Freud) peut maintenir chez eux un intérêt émancipatoire mais précise également que celui-ci ne peut s’assouvir que dans le recouvrement d’une rationalité non aliénée. Il remarque toutefois qu’il n’y a désormais plus de destinataires prédéfinis, comme la classe ouvrière, qui induirait alors, par cette prise de conscience, la matérialisation du contenu de la théorie en une pratique de transformation sociale.
En résumé, et de manière plus imagée, pour Horkheimer, avant la mise à disposition de la nature par le travail qu’a initié l’Homme, la nature était en mouvement. En y appliquant la logique formelle de la raison, il l’a figée. La finalité du travail critique est alors de redonner du mouvement à la nature avec un rythme que ne peut pas donner une raison sclérosée.
Dans cette compréhension de la société, où il semble ne plus croire en la capacité des individus à résister contre la réification de la conscience, sa conception kantienne de l’autonomie (conscience monologique de soi) l’amène à considérer l’individu davantage dans une perspective d’observateur, caractérisé par un Moi affaiblit, en lutte avec Surmoi produit à la fois par la structure sociale dénaturée et le destin des pulsions.
Les forces et les limites du projet de la Théorie critique
Du point de vue de la théorie sociale, la pertinence de la contribution d’Horkheimer fut davantage au niveau d’un diagnostic des phénomènes ayant induit les pathologies sociales que de l’identification de stratégies d’émancipation pour les individus. En effet, malgré la proposition de plusieurs critères et principes directeurs relativement intéressants pour la construction d’une Théorie critique, il n’a pas fait preuve d’une imagination plus fertile que les marxistes auxquels il s’identifie pour outiller les individus à résister à la domination. Le sarcasme avec lequel Lukács nomme à l’époque l’École de Francfort comme étant le « Grand Hôtel de l’Abime » reflète en partie le pessimisme, compréhensible dans leur contexte, qui caractérisait les ambitions émancipatrices d’Horkheimer.
Cependant, contrairement à d’autres membres de l’École de Francfort, qui cantonnent l’absence de domination à certaines expériences personnelles esthétiques authentiques comme forme de réconciliation avec la nature, Horkheimer conserve une volonté de trouver une orientation pratique à la théorie critique et continue à chercher des espaces d’émancipation organisables politiquement (comme le sont les expériences d’oppression par le travail). De plus, même si cela dépasse sa contribution purement théorique et académique, Horkheimer possède au moins le mérite d’avoir, grâce à une rhétorique quasi-prophétique et viscéralement incarnée, flirtant parfois avec le pathos de l’absolu (pourtant évité à l’époque pour ne pas rappeler les discours nazis), bousculé et marqué les esprits. Il serait en effet injuste de ne pas considérer cette contribution comme ayant également un potentiel émancipatoire.
Je n’ai pas trouvé dans les travaux de Horkheimer de références claires quant à la finalité précise à laquelle il aspire du point de vue d’une théorie sociale. Si je me fie cependant à sa description d’un capitalisme responsable de limiter ou d’entraver les conditions de déploiement « complet » de la vie humaine, il semble raisonnable d’en déduire qu’il souhaite un retour « à la nature », une société libre de toute oppression, mais il est difficile d’identifier la portée éthique de ses travaux et donc les valeurs qui caractériseraient selon lui la « vie bonne ».
L’une des critiques les plus importantes que je ferai à son égard concerne le fait qu’il ait perdu de vue le social dans son travail théorique. En fondant la Théorie critique sur un fonctionnalisme qui réduisait tous les phénomènes psychologiques et culturels aux logiques fonctionnelles de l’économie marchande, il a renoncé à concevoir la reproduction sociale sous une autre forme que modelée par les impératifs fonctionnels alors que c’est précisément là, que les individus confrontent leurs interprétations divergentes de la situation et donc la que ce situe le potentiel d’action collective.