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Réflexions

sur le politique

Habermas, le réajustement démocratique

Habermas est, en grande partie, le produit du programme de « rééducation » mené dans les écoles allemandes par les alliés, suite à la seconde guerre mondiale, pour tenter d’éviter la rechute dans la barbarie nazie. Il a donc été fortement sensibilisé, pour ne pas dire conditionné, à considérer le processus démocratique comme le vecteur optimal de consensus, « d’entente communicationnelle » (obtenue seulement sous la contrainte des arguments) ainsi que la condition nécessaire à l’établissement d’un État de droit démocratique. Il s’inscrira par conséquent dans la construction d’un marxisme réformiste qui assume la pertinence de certaines innovations de la modernité comme l’État, les partis ou encore le parlement tout en gardant une distance critique quant à leurs fonctions.

Avant d’identifier quels sont les impacts de la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas sur la proposition de théorie sociale que nous pouvons déduire de ses travaux, j’aimerais d’abord expliciter quelques points centraux de cette théorie de l’action.

L'audace du retour à un espoir

Dans cette refonte intersubjectiviste de la Théorie critique qu’induit l’intégration du processus démocratique comme action fondatrice des systèmes sociaux, et afin de renouer avec l’optimisme émancipatoire du marxisme, Habermas démontre que cette interaction entre les individus constitue le processus d‘émancipation politique et que celle-ci ne requiert pas un retour à la nature pour être effective mais peut tout à fait être réalisée dans un contexte historique de réification. Il dépasse ainsi les limites établies par Horkheimer et Adorno qui, en conservant la centralité du travail comme dynamique sociale fondamentale, ne pouvaient concevoir cette potentialité sans une transformation radicale du travail, réduisant ainsi la probabilité que cette émancipation soit possible.

Pour justifier du point de vue théorique cette prise de position, Habermas propose avec sa théorie de l’agir communicationnel de distinguer deux modes d’action, c’est à dire deux processus de rationalisation socioculturel : le travail (toujours vu comme l’appropriation sociale de la nature) et l’interaction (sociale). Le premier doit se conformer au schéma de la mise à disposition technique de l’être, c’est à dire à travers la maitrise objective acquise par le travail de la science sur les processus naturels et sociaux, et est donc le lieu de la rationalité instrumentale (qu’il appelle également rationalité finalisée) où s’opère la reproduction matérielle du monde social. Le second suit le schéma de l’entente pratique intersubjective, c’est à dire à travers le processus de communication entre sujets socialisés qui s’inscrivent dans un cadre normatif et où s’opère la reproduction symbolique des schémas socioculturels propres au monde vécu. Elle est pour sa part le lieu de la rationalité sociale que Habermas ne considère justement pas comme, à l’origine, une extension de la rationalité finalisée mais à un gain de rationalité communicationnelle.

En introduisant cette vision duale du processus de rationalisation socioculturel, il distingue également, et c’est certainement ce qui constitue la clé de voûte de sa théorie sociale, deux niveaux de coordination sociale : le monde vécu et le système.

Le premier réalise sa mission de coordination sociale au moyen de l’activité communicationnelle qui, afin de ne pas recommencer à zéro à chaque interaction et d’atteindre de manière optimale un consensus, s’inscrit dans un horizon de précompréhensions (normes, croyances, etc.) intersubjectivement et implicitement partagées, c’est à dire qu’il mobilise les hypothèses d’arrière-plan intersubjectivement reconnues et préalablement intégrées dans tout processus de communication. Il s’éloigne ainsi du concept kantien d’autonomie intégré aux premières réflexions de la Théorie critique (conscience monologique de soi en résistance aux mécanismes d’intégration sociale psychiquement intériorisés) pour se rapprocher d’une conception intersubjective de l’autonomie où les règles pratiques sont validées au sein des rapports quotidiens interpersonnels ou institutionnels de communication.

Dans cette perspective, le monde vécu constitue alors le produit historique des efforts d’interprétation langagière et d’entente mutuelle des générations précédentes, généré par l’agir communicationnel, c’est à dire la matrice de nos coordinations rationnelles. Nous verrons par la suite qu’il constitue notamment ce que la raison thématise de manière de plus en plus différenciée dans la modernité, par l’intermédiaire d’institutions politiques (partis, Parlement, etc.) ou d’institutions académiques (à travers les sciences en particulier). Son interprétation pragmatiste de la raison instrumentale l’amène a reformuler ce qu’Horkheimer désignait comme formes de rationalité technique ce qu’il appelle désormais les « objectivations d’actes instrumentaux fixés et généralisés sur le plan linguistique ».

Le second remplit sa mission de coordination sociale à travers des médiums régulateurs qui peuvent ainsi condenser l’intercompréhension et l’entente langagière mais également purement et simplement les remplacer, mettant ainsi à jour une dimension potentiellement morale à ce second processus de rationalisation. Il identifie notamment l’argent et le pouvoir comme constituant des exemples de médiums régulateurs contemporains. C’est d’ailleurs, selon Habermas, l’empiètement de ces régulateurs systémiques sur les domaines pratiques de l’activité communicationnelle, qu’il appelle « colonisation du monde vécu » et qui se caractérise par une altération des conditions de la reproduction du monde social, qui induit les pathologies sociales. Dans cette perspective, il considère alors le phénomène de réification comme la déformation pathologique des infrastructures communicationnelles du monde vécu.

Avec ce nouveau dispositif de la théorie sociale, profondément innovant, la position de Habermas vis-à-vis de la Raison diffère désormais fortement de celle de ses prédécesseurs : il suggère une détranscendantalisation de la Raison qui dépasse le modèle d’une raison individuelle, subjective et mentale, dominé par le paradigme de l’opposition du sujet et de l’objet pour un modèle d’une raison construite intersubjectivement entre des sujets, mais surtout, il propose de considérer la rationalisation socioculturelle comme un processus normal, essentiel et même source potentielle d’émancipation.

Les déséquilibres socialement pathologiques induit par la raison instrumentale, désormais observables au sein de l’interaction langagière, ne sont en effet pas dus à son essence, mais à un déséquilibre entre rationalité instrumentale et rationalité sociale. En effet, pour Habermas, une société caractérisée par la présence d’un pouvoir étatique fort et un rôle central de l’argent induit, via des inévitables processus cognitifs d’apprentissages (qui ne sont pas insensibles aux discours institutionnels scientifiques ou esthétiques), la colonisation, voir la substitution à, l’entente langagière par les média régulateurs que sont l’argent et le pouvoir qui constituent alors des formes indépendantes de coordination de l’agir social.

C’est donc ce phénomène qui, selon lui, contribue à la constitution de systèmes d’action organisés sur le modèle dominant d’une rationalité finalisée mais surtout leur pénétration au sein de ces zones de la vie sociale qui reposent constitutivement sur les processus d’entente communicationnelle, causant alors la colonisation des mondes vécus selon cette logique instrumentale. Pour le dire davantage dans les termes employés par Habermas, la modernité se caractérise par une « réification de la pratique communicationnelle courante » qui induit une monétisation et bureaucratisation des domaines de l’action.

En contrepartie, un tel diagnostic révèle aussi que, dans une perspective où des orientations normatives et des interprétations de la vie se développeraient dans le sens d’une critique de la domination, ce même mécanisme collectif pourrait tout aussi bien amené à une auto-démystification (que le marxisme localisait uniquement dans le travail social) puis à une décolonisation du monde vécu qui porterait de surcroit le potentiel d’être politiquement organisée. La théorie sociale critique ne doit alors plus concentrer ses efforts sur la recherche d’une « contre-rationalité » dans les manifestations d’une expérience mimétique de la nature (dynamique qui l’éloigne d’ailleurs de l’action politique) mais dans des espaces d’action empiriques (qui constituent l’espace public) que l’évolution des structures sociales a placés sous la pression normative de la discussion.

Dans ce modèle démocratique et pratique de l’action politique, l’ensemble des individus qui constituent la société retrouve un rôle politique actif au sein du projet d’émancipation et la responsabilité du succès de ce projet dépend désormais davantage du collectif à travers un processus coopératif d’apprentissage de sujets individuels. Même si nous observons aujourd’hui l’intensification de mouvements de résistance quant aux tentatives de colonisation des mondes vécus, ils n’émergent plus, ou presque plus, dans les sphères de la reproduction matérielle (les partis et les syndicats ne jouent plus fondamentalement ce rôle) mais davantage dans les sphères de la reproduction culturelle et de l’intégration sociale.

Conserver la capacité autoréflexive d’une théorie sociale critique en conciliant son optimisme démocratique

Bien que plusieurs forces et limites aient été identifiés dans les paragraphes précédents, j’aimerai poursuivre le déroulement de quelques critiques en quittant le registre descriptif propre à l’explication des fondements de la théorie de l’agir communicationnel.

Les travaux d’Habermas permettent de construire une théorie sociale critique sur une position davantage constructive que défensive comme ce fut le cas de la première génération. En proposant une conception de la rationalisation sociale suffisamment large pour sortir d’une critique des formes de rationalité unilatéralement guidées par la recherche de finalité, il critique et fournit une solution au constat paralysant d’une domination de la société par la raison instrumentale et d’une universalisation de la réification.

La dimension technique de sa théorie et l’optimisme social-démocrate qui l’anime semblent cependant anesthésier sa capacité réflexive vis-à-vis de ses travaux, dimension pourtant essentielle à une théorie sociale critique. Cela se manifeste notamment en ce qui concerne le rôle du langage dans les réalités sociales sur lesquelles se sont construites les réflexions de l’École de Francfort mais aussi par sa tendance à gommer la conflictualité sociale. Le langage communicationnel et signifiant est en effet un véhicule potentiel d’oppression objectivante sur la nature et peut induire l’abstraction d’une réalité essentiellement plus riche de cette nature. Les structures de communication en elles-mêmes possèdent indiscutablement un potentiel d’émancipation mais elles renferment également le contrepoids associé qui est celui de la domination. Il est tout à fait compréhensible que pour sortir du « Grand hôtel de l’abime », Habermas ait voulu faire preuve d’un optimisme revigorant mais il aurait pu également respecter davantage les critères d’une théorie critique en faisant plus de place à l’identification des limites de certaines de ses propositions.

Il peut être également pertinent de souligner que l’objectivité scientifique et l’apparente neutralité que dégagent les travaux d’Habermas ainsi que la circonscription du concept de travail à sa fonction de reproduction sociale (l’éloignant ainsi de sa capacité émancipatrice) peuvent contribuer à extraire le contenu moral pratique du travail et à masquer la dimension normative illustrée par certains engagements de valeurs, sous-jacentes à ses propositions, telles que la conformité ou la valorisation du statu quo.