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Réflexions

sur le politique

Honneth, faire société sans faire souffrir

Avec l’accroissement et la diversification des échanges intellectuels entre les pays qui caractérisent la deuxième moitié du 20ème siècle, la fertilisation croisée souhaitée par le projet interdisciplinaire de l’École de Francfort va pouvoir être pleinement effective pour Honneth. Les bénéfices d’une telle approche ne tarderont d’ailleurs pas. Honneth va en effet enrichir les travaux de la Théorie critique avec le pragmatisme américain mais également avec les progrès en matière de sciences cognitives (théorie de l’apprentissage, du langage, etc.).

Une fois de plus dans l’histoire de l’École de Francfort, le sentiment d’incompréhension qui habite l’un de ses contributeurs lorsqu’il observe des sujets opprimés agir de manière non-conforme à leurs intérêts rationnels ainsi que l’incapacité de la théorie sociale critique proposée à expliquer cette réalité sociale, va l’amener à chercher une réponse dans la psychologie et psychanalyse. Alors que pour Horkheimer, l’intégration de certaines théories freudiennes lors de son exil new-yorkais avait pour objectif d’éclairer les motifs du peu de résistance dont a fait preuve une grande partie du peuple allemand lors de la seconde guerre mondiale, pour Honneth, ce recours interdisciplinaire provient en grande partie de sa conviction envers la nécessité de respecter une conception empirique de la construction théorique [6].

En construisant alors une théorie critique de la société dont les déductions pratiques correspondent aux phénomènes sociaux observés, il propose d’établir les fondements de la théorie sociale sur une conception davantage conflictuelle que consensuelle des rapports sociaux où l’individu est, pour sortir de l’idéalisme moral, caractérisé par des pulsions inconscientes et donc irréductibles à la réflexion. Il va donc effectuer une genèse des affects inconscients dans l’histoire individuelle des sujets [4] qui l’amènera dans une phénoménologie des blessures morales à l’origine de sa théorie de la reconnaissance.

Mis sur la piste du concept de « reconnaissance » par les travaux du jeune Hegel, Honneth va faire de ce concept opératoire du point de vue empirique et à teneur normative le pivot d’actualisation de la théorie sociale critique potentiellement définissable en agrégeant les contributions des générations précédentes. Il définit la reconnaissance comme un « acte performatif de confirmation intersubjective par autrui des capacités et des qualités morales que se prêtent des individus, des sujets ou des groupes ancrés dans un monde social vécu » [6]. À travers les expériences vécues par les individus à différents moments de leur vie, certains de ces actes peuvent résulter en l’absence de confirmation par autrui et induire alors des dénis de reconnaissance. C’est à partir de telles situations que la lutte pour la reconnaissance se met en marche de manière à rétablir se rapport à soi (identité morale) blessé. Ces situations de déni peuvent apparaître à trois niveaux (rendus distincts par le processus de différenciation des sphères d’activité sociale à travers l’histoire) : au niveau de la reconnaissance amoureuse, de la reconnaissance juridique ainsi que de la reconnaissance culturelle [6].

Sommairement, je peux résumer la reconnaissance amoureuse comme étant une forme primaire de reconnaissance basée sur l’obtention d’un équilibre entre l’état de dépendance et l’autonomie de soi et permettant de consolider la confiance dans son rapport à soi; la reconnaissance juridique, qui présuppose l’intériorisation abstraite et l’objectivation d’un autrui-généralisé juridico-moral capable de poser des jugements pratiques, vise le développement du respect de soi via un engagement au respect d’autrui; enfin, la reconnaissance culturelle concerne la reconnaissance que l’individu accorde, à travers le travail social, aux autres individus singuliers qui forgent la société en tant que communauté éthique et qui résulte en l’estime de soi. Un tel modèle suggère alors qu’un rapport positif à soi-même se construit dans un rapport non-pathologique à autrui.

Les impacts de la substitution du primat de l’économie par le primat de la reconnaissance sur les caractéristiques d’une théorie sociale critique sont nombreux.

Premièrement, une telle construction théorique implique que les pathologies sociales ont une origine affective, celle du déni de reconnaissance et se manifestent par des symptômes psychologiques tels que le sentiment de mépris et d’humiliation. Nous ne pouvons en effet atteindre de consensus collectifs rationnels entre individus sans assumer la relation d’indépendance dans laquelle nous emmaillotent nos besoins de liaison inconscients et sans reconnaître les uns les autres aux trois paliers de reconnaissance décrits. Dans cette perspective, l’atteinte d’un objectif d’autoréalisation de l’individu ainsi que de bien commun pour l’ensemble des individus de la société implique que chaque individu assume pleinement sa dimension collective, intersubjective et coopérative. Honneth s’inscrit ainsi dans la lignée d’Habermas en ce qui concerne le positionnement de l’individu en tant qu’acteur et non observateur dans la théorie sociale, ce qui l’amène à accorder un potentiel d’émancipation à l’individu qui peut alors travailler à s’extraire de cette dynamique pathologique via l’atténuation voir l’oubli de la souffrance émotionnelle associée à des situations de déni de reconnaissance.

Deuxièmement, le phénomène de réification du monde vécu a, lui aussi, pour origine le déni de reconnaissance. La non-considération du sous-bassement affectif qui lie l’individu à autrui se traduit par une réification de son rapport à autrui et donc de son rapport à lui-même, c’est à dire tant au niveau objectif, subjectif qu’intersubjectif. Ce rapport qu’entretient aujourd’hui l’individu avec lui-même et avec le monde est en particulier influencé par les institutions qui composent son environnement social et qui ont institutionnalisé dans la plupart des sphères d’activité sociale des principes normatifs définissant les conditions de l’inclusion sociale. Compte tenu du fait que les principes économiques ne se limitent pas à assurer leur fonction de régulation des échanges marchands mais régulent désormais l’intégration sociale, ces conditions sont principalement issues de l’infrastructure morale des sociétés modernes capitalistes.

Troisièmement, la fonction du travail dans la théorie sociale critique évolue. D’abord, les évolutions techniques et technologiques ont diminué l’intensité des souffrances physiques ainsi que la centralité du travail, lui faisant ainsi perdre sa position de lieu privilégié pour observer les phénomènes de domination et par conséquent de lieu privilégié pour penser les pratiques d’émancipation. Ensuite, dans la théorie de la reconnaissance, tous les individus reçoivent, théoriquement, en contrepartie de leur contribue sociale performante dans la sphère de production, la reconnaissance appropriée sous la forme d’une compensation statutaire [6]. Or, l’observation de l’accroissement des expériences négatives qu’engendre chez les individus le travail semble indiquer qu’il constitue toujours un lieu de souffrance, cette fois-ci de souffrances davantage psychologiques, qui nourrie chez les travailleurs une dynamique croissante de déni de reconnaissance dont l’impact sur les rapports sociaux est considérable. Enfin, le travail reste investi d’une dimension morale pratique compte tenu du fait qu’il est le siège de pratiques de réappropriation des règles techniques imposées par les organisations, formant ainsi un espace d’auto-contrôle source de pratiques conformistes mais aussi anticonformistes [4] (indiquant la persistance d’une activité qui ne se restreint pas à une finalité instrumental).

Avec ses travaux, Honneth semble vouloir établir les principes normatifs fondateurs d’une théorie sociale critique se rapportant à l’empirie, principes qui constitueront les guides d’action pratique des individus pour s’émanciper. Cette visée normative du sociale induit une conception téléologique de l’histoire [4], conception qui se distingue alors fortement de la dialectique négative d’Adorno, et nous amène à considérer la modernité, dans une perspective dialectique positive entre reconnaissance et morale, comme un projet inachevé. De plus, dans sa volonté d’articuler la portée descriptive de la théorie de la reconnaissance (qui mobilise le processus de socialisation morale des individus guidé par les valeurs fondatrices des sphères de reconnaissance, à savoir l’amour, l’égalité et la solidarité) avec la portée prescriptive d’une théorie morale [4] (qui mobilise le processus d’intégration morale des individus au sein d’une structure de l’éthicité), Honneth a construit les bases prometteuses d’une éthique politique de la reconnaissance centrée sur une conception plurielle et progressive de la justice sociale. Dans ce modèle de la théorie sociale, une société est juste si elle peut garantir aux individus qui la composent un environnement institutionnel qui n’entrave pas leur autoréalisation sur le plan éthique.

 

PolitiqueAlexandre Berkesse