Citoyen à temps plein
Citoyen à temps plein

Réflexions

sur le travail

La vision éthique implicite portée par l’idéologie du travail

Du point de vue de l’environnement dans lequel elle s’inscrit, l’idéologie du travail porte une vision du monde où les entreprises sont considérées comme un phénomène naturel. Elle est notamment présentée comme une évolution anthropologique du troc. Elle rejette par conséquent un monde de nature écologique où les êtres humains créent la réalité symbolique et sociale que constituent les entreprises (Becker, 1985).

Pour définir les critères qui guident les choix de l’Homme au travail, qu’il s’agisse d’un travail dans une organisation publique, privée ou même coopérative, l’idéologie du travail respecte une logique rationnelle qui semble constituer le seul mode d’intelligibilité du réel. Dans cette perspective, les mythes et les savoirs profanes (non-scientifiques) ne sont pas reconnus comme ayant une contribution significative à la performance du travail et n’ont donc pas de place dans l’environnement de travail : ils doivent être confinés à la vie privée.

La réponse à la question existentielle de la transcendance ne peut donc, dans ces conditions, trouver de réponses que dans un référentiel également rationnel : la transcendance n’est pas à chercher dans l’au-delà, en dehors de notre univers physique, ni en dehors de nous, mais plutôt en nous. L’absolu est en nous et la vérité, et donc le sens, est également à chercher à l’intérieur de nous.

La représentation de l’Homme associée à l’idéologie du travail semble obtenir un consensus, en particulier en occident, autour de son libre arbitre. Ce postulat renforce l’angoisse existentielle associée à la prise de conscience par l’Homme de la responsabilité qui lui incombe et le pousse ainsi à vouloir agir pour capitaliser sur cette liberté. L’Homme est ainsi l’unique responsable de son devenir. S’il réussit, il en est responsable. S’il échoue, il en est responsable. Ces deux postulats de l’idéologie du travail ont fait émerger une vision commune du sens de la vie de l’Homme sur terre, et qui est aujourd’hui largement partagée : la réalisation de soi (auto-accomplissement) à travers le travail est la principale, voire la seule, justification de l’existence. Dans cette perspective, le travail est alors l’instance de construction existentielle à privilégier pour vaincre l’absurdité de notre condition humaine.

De même, cette idéologie semble poser le postulat, commun à Kant, que nous serions naturellement guidé, dans nos actions, par des mobiles sensibles et des mobiles réfléchis et que, comme le présente Nietzsche, les mobiles sensibles sont considérés comme moins légitimes (de nature sauvage) que les mobiles réfléchis (plus civilisés) (Nietzsche, 1887). Les entreprises ont d’ailleurs une fonction « civilisatrice » comme les premières églises.

La définition des rôles et responsabilités des employés, la charte de vie dans l’organisation, la planification stratégique, les règles de « bonne gouvernance », toutes ces pratiques et tous ces outils ont pour objectif de circonscrire, dès le début de l’emploi, l’ensemble des comportements acceptés dans le cadre du travail et de définir « l’espace discrétionnaire disponible pour chacun » (Charreaux, 1997). Il y a également des outils qui permettent d’affiner cette normalisation de manière continue : les évaluations mensuelles et annuelles de performance, les activités de développement professionnel continu, le coaching, etc.

Ces pratiques illustrent selon moi le fait que l’idéologie du travail prend comme postulat, comme celui de Kant, que l’Homme doit lutter constamment contre ses mobiles sensibles afin d’agir davantage en fonction de ses mobiles réfléchis et que sa capacité à effectuer cette lutte, faible par nature, doit être soutenue et développée par l’entreprise. Le management est porté par le fantasme de sa mission civilisatrice et agit ainsi comme le « rouleau compresseur qui casse et concasse les civilisations et les personnes affaiblies ou rebelles » (REF).

Enfin, concernant le rapport à la transcendance porté par cette idéologie, celle-ci considère que l’Homme peut transcender la mort par l’intermédiaire du travail au sein de l’entreprise (Peters et Waterman, 1983). La prospérité économique, que ce soit celle de l’Homme, ou celle de l’entreprise par l’intermédiaire du travail de l’Homme, est considérée comme une manière pour l’Homme de transcender la mort. Dans l’idéologie chrétienne, l’espoir d’une récompense dans l’au-delà pouvait convaincre certains de vivre selon un ascétisme particulièrement contraignant. Dans l’idéologie du travail, cette récompense de l’éternel, à travers la prospérité économique, également présente pour justifier les souffrances quotidiennes du travail, est pour sa part attendue dans la vie de la personne.

Dans mon prochain billet, nous verrons cependant que cet idéal éthique porté par l’idéologie du travail est mis à mal par l’expérience quotidienne du travail qui diffère parfois, voire régulièrement, de cet idéal mis de l’avant et suscite alors un questionnement concernant sa capacité à matérialiser la vision éthique qu’elle propose.

TravailAlexandre Berkesse