Citoyen à temps plein
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Réflexions

sur le travail

Les travailleurs se considèrent-ils porteurs d'une idéologie?

Je crois que la vie d’un Homme doit prendre la forme d’une comédie, vu que la mort est une certitude. La comédie est bien plus libre que la tragédie.
— Markus Gabriel

Comme Hegel le souligne à propos de l’idéologie chrétienne, le degré de développement optimal d’une idéologie est atteint lorsque l’Homme est capable de la mettre en scène telle une comédie, c’est-à-dire lorsque l’Homme prend conscience que c’est une idéologie. Alors, il se délie et se dégage de toute aliénation sans pour autant nier qu’il a besoin de ces idéologies pour exister. Cette prise de conscience permet alors de ne pas mobiliser cette idéologie de manière dogmatique, sans tenir compte de l’expérience, mais plutôt de chercher à corriger ses contradictions et ses insuffisances de manière continue et donc de favoriser sa pérennité et son succès (1).

Dans le milieu des organisations, tant publiques que privées, les employés, et même leurs employeurs, semblent cependant ne pas considérer l’idéologie du travail comme une idéologie. Les principes directeurs de l’idéologie du travail sont considérés comme résultant d’une rationalité scientifique. Ils sont donc difficiles à remettre en question compte tenu de la vérité universelle à partir de laquelle ils sont construits. Les choix pris à partir de ce référentiel (ex : exporter la production d’un produit local à l’étranger pour conserver sa position concurrentielle sur le marché, licencier des employés pour causes de baisse de performance, etc.) ne sont donc pas des choix perçus comme idéologiques mais tout simplement des choix rationnels.

De plus, l’idéologie du travail s’étant construite en opposition au « religieux », symbole du dogmatisme idéologique pour la plupart des personnes, le fait d’accepter l’hypothèse selon laquelle l’idéologie du travail dans laquelle ils inscrivent une partie croissante de leurs actions serait une idéologie reviendrait à leur faire accepter le fait qu’ils sont convertis à la religion du travail. Constat inacceptable pour la plupart. Pourtant, cette idéologie n’a pas aboli le regard mythologique, les prières adressées à l’infini et les tabous protecteurs (2).

Pour illustration, plusieurs gestionnaires, en France particulièrement, manifestent depuis quelques mois des difficultés à gérer le « fait religieux » dans leurs organisations. Ils expriment ne pas comprendre pourquoi ils devraient permettre à leurs employés de confession musulmane d’adapter leur horaire de travail aux différentes prières qu’ils désirent faire dans leur journée. L’argument de défense avancée est que l’horaire « naturel » de travail est de 9h à 17h. Le management veut gérer le temps au nom de la raison économique mais le religieux possède également sa propre rationalité pour définir le rythme de vie et de travail (3).

Cette situation illustre le fait que ces deux idéologies sont en concurrence sur le contrôle du temps de la vie des personnes, élément essentiel du gouvernement des Hommes en société. Elle illustre également le fait que l’idéologie du travail induit, chez ceux qui la mobilisent, et de par son fondement sur la rationalité scientifique, le sentiment qu’elle correspond à une vérité universelle ou un fondement anthropologique de l’Homme et non à une idéologie construite socialement. Depuis quelques années, l’idéologie du travail impose une maîtrise du temps des personnes, non seulement dans l’organisation, mais de plus en plus dans leur vie en société (3).

Les paradoxes apparents de l’idéologie du travail ainsi que les impacts psychologiques et physiologiques croissants chez les travailleurs favorisent cette prise de conscience chez un nombre cependant encore limité de personnes. Les revendications religieuses explicites croissantes ne sont d’ailleurs peut-être pas uniquement l’illustration d’un retour du religieux mais peut-être aussi le symbole d’une remise en question générale de la « religion managériale », c’est-à-dire une volonté de favoriser l’épanouissement d’une diversité culturelle ou religieuse dans cet univers normé.

La nature même des entreprises favorise cependant la mobilisation d’idéologies normatives. Le travail dans les organisations, tant publiques que privées, exige en effet des comportements normés et des croyances communes pour fonctionner de manière optimale. En tant qu’acteurs agissant et influençant les organisations, nous devons nous demander comment alors respecter la diversité des attentes individuelles sans menacer la cohérence de l’entreprise nécessaire à sa performance et au maintien de sa cohésion interne?

Dans le prochain, et dernier, billet de la série, et à la lumière des réflexions menées dans les billets précédents, j’identifierai avec vous la manière dont nous pourrions nous comporter vis-à-vis des discours et des pratiques associées au travail afin d’en faire davantage un vecteur d’émancipation que d’aliénation.

 

1 - HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich (1807). « Phénoménologie de l’esprit ».

2 - CAILLAT, Gérard, LEGENDRE, Pierre & BARDET, Pierre-Olivier (2007). « Dominium mundi, L'Empire du management ».

3 - GOMEZ, Pierre-Yves (2012). « Religions et management : éléments pour un programme de recherche » in BARTH, Isabelle (2012). « Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible ». Éditions EMS Management & Société.

TravailAlexandre Berkesse